Tout d’abord, son esprit ne voulut pas admettre ce que ses sens lui révélaient.

Joe fouilla la rue du regard. Lassie serait-elle en retard ? Non, impossible, les animaux ne sont pas comme les hommes : les êtres humains, malgré montres et horloges, arrivent presque toujours au rendez-vous avec cinq minutes de retard ; mais les animaux n’ont pas besoin de mécaniques pour connaître l’heure. Ils possèdent un sens plus sûr que les pendules : l’instinct, et cet instinct ne les trompe jamais. Ils savent d’une façon certaine le moment précis où ils doivent accomplir un acte de leur routine quotidienne.

Joe Carraclough ne l’ignorait pas. Il avait souvent demandé à son père comment Lassie savait qu’il était l’heure de partir vers la porte de l’école, et Sam Carraclough avait parlé à Joe de la précision de l’instinct. Lassie ne pouvait pas être en retard.

Peut-être avait-elle été écrasée !

Au moment même où cette pensée venait le bouleverser, Joe la rejeta. Lassie était trop expérimentée pour vagabonder sans faire attention dans les rues. Elle allait toujours avec précaution, suivant d’un pas sûr les trottoirs du village. D’ailleurs, il y avait fort peu de circulation à Greenall Bridge. La grande route suivait la vallée et longeait la rivière à un mille de là. Le village était traversé par une rue étroite d’où partaient de petits sentiers qui menaient à la lande.

Quelqu’un l’aurait-il volée ?

Assurément non. Lassie ne se laissait toucher par aucun étranger si un membre de la famille Carraclough n’était pas là pour lui ordonner de se soumettre ; et d’ailleurs, la chienne était trop bien connue dans un rayon de plusieurs kilomètres autour de Greenall Bridge pour qu’on osât la voler.

Mais où pouvait-elle se trouver ?

Joe Carraclough résolut ce problème comme des centaines de milliers de petits garçons du monde entier : il courut chez lui pour en demander la solution à sa maman.

Il descendit la rue principale, passa devant les boutiques sans s’arrêter, traversa le village, prit un sentier qui grimpait la colline, entra dans un jardin, suivit une allée, et arriva à la porte de la maison en criant :

« Maman ! Maman !… Qu’a-t-il pu arriver à Lassie ? Elle n’est pas venue me chercher ! »

Mais personne ne sursauta en entendant ces paroles ; personne ne semblait partager les craintes de Joe. Un silence étrange régnait dans la maisonnette.

L’enfant resta interdit, le dos appuyé contre la porte. Sa mère ne quittait pas des yeux la table qu’elle préparait pour le thé. Pendant une seconde, Mme Carraclough demeura immobile, puis elle regarda son mari.

Le père de Joe, assis près du feu sur un petit tabouret, faisait face à son fils. Sans prononcer une parole, il se retourna vers le feu et le contempla fixement.

« Que se passe-t-il, maman ? s’écria Joe. Qu’y a-t-il donc ? »

Mme Carraclough posa lentement une assiette sur la table et se mit à parler sans avoir l’air de s’adresser à personne.

« Allons, il faut bien que quelqu’un le lui dise. »

Sam ne broncha pas. Alors, Mme Carraclough tourna la tête vers son fils.

« Il vaut mieux te l’apprendre tout de suite, Joe, dit-elle. Lassie ne t’attendra plus à l’école. Et il ne servira à rien de pleurer.

— Pourquoi ? Que lui est-il arrivé ? »

Mme Carraclough s’approcha du feu et y plaça la bouilloire. Elle parla sans se retourner.

« Parce que nous l’avons vendue. Voilà.

— Vendue ! répondit en écho la voix de l’enfant sur un ton aigu. Vendue ! Pourquoi avez-vous vendu Lassie2 ? Pourquoi l’avez-vous vendue ? »

Mme Carraclough fit volte-face d’un air courroucé.

« Elle est vendue, elle est partie, nous ne la verrons plus. Inutile de nous questionner davantage. Tu ne changeras rien à la situation. Elle est partie, et c’est tout. N’en parlons plus.

— Mais, maman… »

Ces mots lancés comme un cri traduisaient le désarroi de l’enfant. Sa mère l’interrompit.

« Suffit ! Viens prendre le thé ! Allons, assieds-toi ! »

Docilement, Joe se mit à table. La femme se tourna vers l’homme assis près du feu.

« Viens manger, Sam. Dieu sait que ce n’est pas un thé bien copieux… »

Mme Carraclough se tut, car son mari se levait brusquement, d’un air irrité.