FERNANDO PESSOA
FERNANDO PESSOA
LE BANQUIER
ANARCHISTE
Traduit du portugais
par Françoise LAYE
CHRISTIAN BOURGOIS ÉDITEUR
© Assfrio & Alvim, 1999
© Christian Bourgois éditeur, 2000
pour la traduction française
ISBN 2-267-01537-4
Préface
par Françoise LAYE
Ce texte, publié en 1922 sous le nom de Pessoa(1), est un véritable brûlot, aussi explosif, aussi détonant et jubilatoire aujourd’hui que lors de sa publication.
L’ouvrage peut se lire comme un roman -celui d’une vie, de ses errements et de ses doutes, jusqu’à sa conclusion triomphante. Le Banquier, parti de rien, a fait fortune : pourquoi, et comment ? C’est ce qu’il s’emploie à nous exposer, par une série de raisonnements d’une rigueur implacable, mais aussi d’une mauvaise foi réjouissante. Ce Banquier (qui se proclame anarchiste pur et dur) n’hésite pas à recourir aux sophismes, aux paradoxes et aux distorsions les plus invraisemblables pour nous démontrer « sa » vérité.
Mais quelle vérité ? C’est ici que l’ouvrage prend sa véritable dimension. Il s’agit en fait d’un pamphlet incendiaire contre la « société bourgeoise « (nous dirions capitaliste), ses hypocrisies mais surtout, plus profondément, contre les mécanismes qui mènent l’être humain à l’aliénation absolue et le condamnent à ce mal suprême : l’absence de liberté. Ce texte est une mise à la question de la « société bourgeoise » jusque dans ses fondements les plus obscurs, qui constituent ses rouages les plus efficaces et les mieux cachés.
L’analyse du Banquier est implacable, prend la bourgeoisie à ses propres pièges et déploie une rhétorique étourdissante qui n’est pas sans rappeler, par sa virtuosité, celle des Provinciales : en effet, la démonstration se fait ici par l’absurde ; elle est donc imparable. C’est à un parcours tortueux que nous convie l’auteur, tout au long de ce labyrinthe d’arguments entrecroisés, d’affirmations cyniques et de contre-vérités limpides, jusqu’à un finale ahurissant. Le jeu est mené de main de maître par un Banquier retors, dont la force consiste à nous dévoiler, vue de l’intérieur, une hypocrisie parfaitement « lucide ».
Mais Pessoa ne s’est pas contenté de jeter à bas l’édifice de la société bourgeoise et de nous proposer un nouveau « Contrat social » des plus surprenants ; sous l’humour ravageur du texte, ses pirouettes incessantes, son perpétuel « double discours », affleure aussi, par instants, l’authentique douleur de l’artiste, du génie écrasé par les rouages d’une machine impitoyable et criant son ultime révolte.
Note. – Cet ouvrage, traduit par Françoise Laye, a fait l’objet d’une adaptation théâtrale réalisée par Alain Rais et portée à la scène, avec un grand succès, en 1998 au Théâtre Molière – Maison de la Poésie, à Paris, puis en 1999 au Théâtre du Chêne Noir, dans le cadre du « Festival off » d’Avignon.
LE BANQUIER ANARCHISTE
Nous finissions de dîner. En face de moi, mon ami le banquier, commerçant et accapareur notoire, fumait, l’air absent. La conversation était allée en mourant et gisait, maintenant morte, entre nous. Je cherchai à la ranimer et saisis, au hasard, la première idée qui me traversa l’esprit. Je me tournai vers lui en souriant :
– Au fait : on me disait l’autre jour qu’autrefois, vous aviez été anarchiste…
– Que j’ai été, non : je l’ai été et je le suis toujours. Je n’ai pas changé sur ce point. Je suis anarchiste(2).
– Elle est bien bonne ! Vous, un anarchiste ? Et en quoi donc êtes-vous anarchiste ?
À moins que vous ne donniez à ce mot un sens différent…
– Différent du sens ordinaire ? Pas du tout. Je prends ce mot dans son sens le plus banal.
– Alors vous voulez dire que vous êtes anarchiste au sens où sont anarchistes ces types qu’on voit dans les organisations ouvrières ? Et qu’entre vous et ces types-là, avec leurs bombes et leurs syndicats, il n’y a réellement aucune différence ?
– Enfin, des différences, il y en a, bien sûr… Mais les différences ne sont pas là où vous le croyez. Vous pensez peut-être que mes théories sociales ne sont pas semblables aux leurs ?
– Ah, je vois ! En théorie, vous êtes anarchiste ; mais en pratique…
– En pratique, je suis tout autant anarchiste qu’en théorie. Et quant à la pratique, je le suis beaucoup, mais beaucoup plus que tous ces types dont vous parlez. D’ailleurs, toute ma vie le prouve.
– Hein ?
– Mais oui, toute ma vie le prouve. En réalité, vous n’avez jamais considéré la question avec lucidité. Voilà pourquoi vous avez l’impression que je dis une ânerie, ou bien que je me moque de vous.
– Mon vieux, je n’y comprends plus rien ! Ou alors… alors vous jugez votre existence dissolvante, antisociale, et c’est le sens que vous donnez à l’anarchisme…
– Je vous ai déjà dit que non – enfin, je vous ai dit et répété que je ne donnais pas à ce mot un sens différent de celui qu’on lui donne d’ordinaire.
– Bien, bien… Mais je ne comprends toujours pas. Enfin, mon cher, vous voulez dire qu’il n’existe aucune différence entre vos théories, véritablement anarchistes, et leur mise en pratique dans votre vie – votre vie telle qu’elle est aujourd’hui ? Vous voulez me faire croire que vous menez une vie exactement semblable à celle des gens qu’on appelle communément des anarchistes ?
– Mais non ; il ne s’agit pas de cela ! Ce que je veux dire, c’est qu’entre mes théories et ma pratique quotidienne, il n’y a aucune divergence – mais, au contraire, une conformité absolue. Que je ne mène pas la même vie que ces types férus de bombes et de syndicats, c’est certain. Mais c’est leur vie à eux qui est en contradiction avec l’anarchisme et leurs propres idéaux. Pas la mienne. C’est en moi – oui, en moi le banquier, le grand commerçant, le profiteur si vous voulez – que la théorie et la pratique de l’anarchisme se rejoignent et trouvent leur expression parfaite. Vous m’avez comparé à ces imbéciles, ces amateurs de bombes et de syndicats, pour bien me montrer à quel point je suis différent d’eux. Je le suis, bien sûr ; seulement, la différence entre nous, c’est qu’ils ne sont, eux, anarchistes qu’en théorie ; moi, je le suis en théorie et en pratique. Ils sont, eux, anarchistes et stupides ; moi, je suis anarchiste et intelligent. Autrement dit, mon vieux, c’est moi le véritable anarchiste. Ces gens-là, avec leurs bombes et leurs syndicats (j’en ai été, moi aussi, et j’en suis sorti justement à cause de mon anarchisme bien réel), ces gens-là sont le rebut de l’anarchisme, les femelles châtrées de la grande doctrine libertaire.
– Elle est forte, celle-là ! C’est complètement fou.
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