Mais comment conciliez-vous votre vie – je veux dire votre vie de banquier et de commerçant – avec les théories anarchistes ? Comment la conciliez-vous, alors que vous affirmez entendre par théorie anarchiste exactement la même chose qu’un anarchiste quelconque ? Et par-dessus le marché, vous venez me dire que si vous différez de ces gens-là, c’est que vous êtes plus anarchiste qu’eux – c’est bien cela ?
– Parfaitement.
– Je n’y comprends rien.
– Mais vous aimeriez comprendre ?
– Et comment !
Il retira de sa bouche son cigare, désormais éteint ; il le ralluma lentement, fixa l’allumette qui s’éteignait, et la déposa délicatement dans le cendrier ; finalement, il releva la tête et reprit :
– Écoutez. Je suis né parmi les gens du peuple, dans la classe ouvrière de Lisbonne. Je n’ai rien reçu en héritage, comme vous pouvez l’imaginer : ni condition sociale, ni moyens de m’élever. Je n’ai eu pour moi qu’une intelligence lucide et une force de volonté assez marquée. Mais c’étaient là des dons naturels, que mon humble origine ne pouvait me retirer.
« J’ai été ouvrier, j’ai travaillé et connu une vie difficile ; j’ai été, en fait, ce que sont la plupart des gens nés dans ce milieu. Je ne dirai pas que j’aie souffert de la faim, mais je n’en ai pas été loin. D’ailleurs, même si je l’avais connue, cela n’aurait rien changé à ce qui a suivi, à ce que je vais vous raconter, ni à ce qu’a été ma vie alors ou à ce qu’elle est aujourd’hui.
« J’ai été, en somme, un ouvrier ordinaire ; j’ai travaillé, comme tout le monde, parce qu’il le fallait bien, et j’ai travaillé le moins possible. En revanche, j’étais intelligent. Dès que je le pouvais, je lisais, je discutais et, comme je n’étais pas bête, il m’est venu une profonde insatisfaction, une révolte profonde contre mon sort et les conditions sociales qui me l’imposaient. Comme je vous l’ai dit, mon sort, en fait, aurait pu être bien pire ; mais, à cette époque, j’avais l’impression que le Destin m’avait réservé toutes les injustices possibles, et qu’il avait utilisé les conventions sociales dans ce seul but. J’avais dans les vingt, vingt et un ans, et c’est alors que je suis devenu anarchiste.
Il se tut un instant. Se tournant un peu plus vers moi, il poursuivit, penché légèrement en avant :
– J’ai toujours été à peu près lucide. Je me sentais révolté ; j’ai voulu comprendre cette révolte. Je suis alors devenu un anarchiste conscient et convaincu – l’anarchiste conscient et convaincu que je suis aujourd’hui.
– Et cette théorie qui est la vôtre aujourd’hui, c’était déjà la vôtre à cette époque ?
– Absolument. Il n’y a qu’une seule théorie anarchiste, une seule théorie véritable. Ma théorie d’aujourd’hui est la même qu’à cette époque, quand je suis devenu anarchiste. Vous allez comprendre… Je vous disais qu’étant doté par nature d’un esprit assez lucide, j’étais devenu un anarchiste conscient. Or, qu’est-ce qu’un anarchiste ? C’est un homme révolté contre l’injustice qui rend les hommes, dès la naissance, inégaux socialement – au fond, c’est ça, tout simplement. Il en résulte, naturellement, une révolte contre les conventions sociales qui créent cette inégalité. Ce que je vous indique en ce moment, c’est le cheminement psychologique, autrement dit, la façon dont on devient anarchiste ; nous verrons plus tard l’aspect théorique. Pour l’instant, tâchez de bien comprendre la révolte d’un garçon intelligent se trouvant dans ma situation. Que voit-il autour de lui ? Untel naît fils de millionnaire, protégé dès le berceau contre les désagréments – et ils sont légion – que l’argent peut éviter ou atténuer ; un autre naît dans une condition misérable, et ce n’est qu’une bouche de plus à nourrir dans une famille qui en compte déjà trop. Untel naît comte ou marquis, et jouit, à ce titre, de la considération générale, quoi qu’il fasse par ailleurs ; un autre naît là où je suis né, et doit marcher au doigt et à l’œil pour avoir, tout au moins, le droit d’être traité comme un être humain. Certains naissent avec la possibilité d’étudier, de voyager, de s’instruire – de devenir, peut-on dire, plus intelligents que d’autres qui, par nature, le sont davantage. Il en va de même en tout et dans tous les domaines…
« Enfin, les injustices de la Nature, passe encore : on ne peut les éviter. Mais celles dues à la société et à ses conventions, pourquoi ne pas tenter d’y échapper ? J’admets (bien obligé d’ailleurs !) qu’un homme me soit supérieur par les dons qu’il a reçus de la Nature – le talent, la force, l’énergie ; mais je n’admets pas qu’il me soit supérieur par des qualités postiches, qui ne sont pas sorties avec lui du ventre de sa mère, mais qui lui sont tombées du ciel, par raccroc, dès qu’il a mis le nez dehors – la richesse, la situation sociale, la vie facile, etc. C’est de cette révolte qu’est né mon anarchisme d’alors – un anarchisme qui, je le répète, est encore le mien aujourd’hui, sans le moindre changement.
Il se tut de nouveau, semblant réfléchir à la meilleure façon de poursuivre. Il tira une bouffée de son cigare et souffla la fumée lentement, du côté opposé au mien. Il se retourna et allait reprendre la parole, quand je l’interrompis :
– Une simple question, par curiosité… Pourquoi donc êtes-vous, justement, devenu anarchiste ? Vous auriez pu choisir le socialisme ou tout autre mouvement progressiste, qui n’aurait pas été aussi loin et qui aurait tout aussi bien cadré avec votre révolte… De ce que vous avez dit, je conclus que vous entendez par anarchisme (et ce serait là une bonne définition) la révolte contre toutes les conventions, toutes les formules sociales, en même temps que le désir et la volonté de les abolir totalement.
– C’est cela même.
– Alors pourquoi avoir choisi cette solution extrême et non l’une des autres formules, disons… intermédiaires ?
– Je vais vous le dire. J’ai beaucoup réfléchi là-dessus.
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