Nous voulions, pour nous-mêmes et pour l’humanité tout entière, une société nouvelle, libérée de tous ces préjugés qui imposent aux hommes des inégalités artificielles, des infériorités, des souffrances et des contraintes que la Nature par elle-même ne leur a nullement imposées. Ce que je lisais me confirmait dans ces idées. En matière d’ouvrages libertaires à bon marché – ceux qui existaient à l’époque, et il y en avait déjà une bonne quantité -, j’ai lu à peu près tout ce qu’on pouvait lire. J’ai assisté à des conférences, aux réunions des militants de l’époque. Livres, discours, tout me confirmait la justesse et le bien-fondé de mes idées. Ce que je pensais alors – je vous le répète, mon ami -, je le pense toujours aujourd’hui ; la seule différence, c’est qu’autrefois, je le pensais seulement, alors qu’aujourd’hui je le pense et je le mets en pratique.

– D’accord. Jusqu’ici, ça va. Je comprends parfaitement que vous soyez devenu anarchiste de cette façon-là, et je vois bien que vous l’étiez réellement. Je n’ai pas besoin de preuve supplémentaire. Ce que je ne vois pas, en revanche, c’est comment, de tout cela, a pu sortir le banquier… je veux dire, sans contradiction… Enfin, je l’imagine plus ou moins…

– Vous n’imaginez rien du tout. Je sais ce que vous allez dire. En vous fondant sur mes arguments, vous pensez que j’ai cru l’anarchisme irréalisable et, par conséquent, que la seule société juste et défendable était la société bourgeoise – n’est-ce pas ?

– Eh bien, c’est à peu près cela…

– Pas du tout. Enfin, je vous répète depuis le début que je suis anarchiste, que non seulement je l’ai été mais que je le suis toujours. Si j’étais devenu banquier et commerçant pour le motif que vous imaginez, je ne serais pas anarchiste : je serais un bourgeois.

– En effet. Mais alors, comment diable… ? Voyons, dites-moi cela.

– Comme je vous l’ai dit, j’étais (et j’ai toujours été) un esprit plutôt lucide, autant qu’un homme d’action. C’étaient des qualités naturelles : on ne les a pas déposées dans mon berceau (pour autant que j’en aie eu un), c’est moi qui les y ai apportées. Très bien. En tant qu’anarchiste, je trouvais insupportable de n’être qu’un anarchiste passif, tout juste bon à écouter des laïus pour en discuter ensuite avec les copains. Non : je devais faire quelque chose. Il fallait travailler, lutter pour la cause des opprimés, ces victimes des conventions sociales ! J’ai décidé de m’atteler à la tâche, dans la mesure de mes moyens. Je me suis donc demandé comment je pourrais me rendre utile à la cause libertaire, et j’ai élaboré un plan d’action.

« Que veut l’anarchiste ? La liberté ; la liberté pour lui et pour les autres, pour l’humanité tout entière. Il veut se voir libéré de l’influence ou de la contrainte des fictions sociales ; il veut être libre, comme il l’était en venant au monde, et comme il devrait l’être en toute justice ; et cette liberté, il la veut pour lui-même et pour tous les autres. Certes, les hommes ne peuvent pas être tous égaux devant la Nature ; il en est des grands et des petits, des forts et des faibles, il en est d’intelligents et d’autres qui le sont moins… Mais pour le reste, ils peuvent tous être égaux entre eux ; ce qui les en empêche, ce sont les fictions sociales, et c’est donc elles qu’il faut détruire.

« Les détruire… Mais une chose alors m’a frappé : il fallait les détruire, mais au profit de la liberté, et sans jamais perdre de vue la création de la société libre. En effet, détruire les fictions sociales peut aussi bien conduire à créer de la liberté, ou du moins à lui ouvrir la voie, qu’à instaurer de nouvelles fictions sociales, tout aussi nuisibles que les précédentes, étant des fictions, elles aussi. C’est là qu’il fallait être prudent. Il fallait trouver un mode d’action, violent ou non (car tout moyen est légitime contre l’injustice), mais qui contribue à détruire les fictions sociales sans entraver pour autant la création de la liberté future ; ou même en créant tout de suite, si possible, une ébauche de cette future liberté.

« Bien entendu, cette liberté qu’il ne faut pas entraver, c’est la liberté future et, dans l’immédiat, la liberté de ceux qui sont opprimés par les fictions sociales. Nous n’avons évidemment pas à nous soucier de la « liberté » des puissants, des gens en place, de tous ceux précisément qui incarnent les fictions sociales et qui en tirent avantage. Il ne s’agit pas là de liberté, mais seulement de la liberté de tyranniser, c’est-à-dire de son contraire. Cette liberté-là, c’est justement celle que nous devions chercher à miner et à combattre. Cela me paraît clair…

– Comme de l’eau de roche.