Le bouc émissaire
August Strindberg
Le bouc émissaire
Traduit du suédois et postfacé
par Elena Balzano
Viviane Hamy (2009)
Numérisation : dp (2015)
Titre original : Syndabocken
© Éditions Viviane Hamy, 1997
pour la traduction française
© Photo, Anton Stankowski
ISBN 978-2-87858-293-2
Au nord de Holaveden{1}, dans une région montagneuse, une petite ville se blottit au fond d’un cirque. Les hauteurs l’entourent comme un mur, de sorte que le soleil se lève plus tard qu’il ne doit et se couche plus tôt. Le mur n’est pas si haut qu’il oppresse, mais il enferme et offre une protection contre les vents : il y fait toujours calme. Les montagnes sont froides, la nature austère, mais une rivière bordée de grands aulnes et de joncs coule à travers la ville, ainsi les riverains peuvent-ils s’asseoir sur les pontons de leurs gloriettes et jouir de la verdure et de l’eau courante.
Autrefois, la ville était célèbre pour sa source thermale ; aujourd’hui encore on peut voir le pavillon aux murs recouverts des béquilles et des cannes, souvenirs des cures réussies. L’eau n’a rien perdu de ses qualités, chaque année le pharmacien procède à son analyse, mais personne n’en use, car on ne croit plus à ses effets.
Des retraités d’âge avancé, des veuves et des souffreteux ont en revanche découvert cette petite ville sans chemin de fer, où ils peuvent venir cacher leurs infirmités, leurs ulcères et se préparer au dernier voyage. Assis sur les bancs verts du Jardin municipal, refusant de lier connaissance, certains dessinent sur le sable avec l’embout de leur canne ou de leur parapluie, le regard rivé au sol, comme s’ils écrivaient le récit de leur vie ; d’autres, le menton levé, regardent par-dessus la tête des hommes au-dessus des sommets des arbres, comme s’ils avaient quitté ce monde et étaient déjà de l’autre côté. D’autres encore ne sortent jamais, préférant rester chez eux devant leur miroir réflecteur, ce miroir qui permet de tout voir hormis soi-même. Ceux-là sont des lecteurs assidus des journaux ; ils se fréquentent, se font des visites. En lisant les faire-part de décès, ils ne manquent jamais de relever l’âge du défunt : mon Dieu ! Quatre-vingts ans, et moi qui n’en ai que soixante-douze, vous vous rendez compte !
Sur la Grand-place se trouvent l’église et la mairie, dont le bâtiment abrite également le Restaurant de la ville, la poste et le télégraphe ; le policier y a également ses quartiers. Quant à la banque, elle se tient à l’angle de la Grand-rue, à côté de la librairie.
Plus bas, rue du Nord, se dressait une maison à un étage, très longue et peu agréable à voir, à cause de ses minuscules fenêtres et de son toit escarpé. À l’une de ses extrémités, un petit escalier menait à un estaminet ; à l’autre, un portail donnait accès à une cour intérieure flanquée de dépendances : écuries, étables et logis destinés à l’accueil des paysans. C’est par ce portail qu’on accédait au restaurant. Il s’agissait d’un établissement de second ordre, fréquenté par les clercs de la mairie, les employés de la poste, des instituteurs et un menu peuple, qui s’y nourrissaient moyennant quelques tickets ou à crédit. L’attraction principale était pourtant à chercher derrière les bâtiments de service : là s’étendait le jardin, son jeu de quilles et ses kiosques au bord de la rivière qui le traversait. En été, c’était un véritable paradis : il y avait même une cabine de bain, petite, mais néanmoins suffisante pour permettre à un jeune affamé de se débarrasser de la poussière et de la sueur avant de passer à table.
L’intérieur de l’établissement ne correspondait en rien à la laideur de l’extérieur, et cela formait un contraste tel que le nouveau venu ne manquait pas d’être frappé par le bon goût et la propreté de ce qui s’offrait à sa vue. Dans sa demi-pénombre, la salle à manger, avec ses longues rangées de bouteilles aux goulots habillés d’étiquettes à chaînes, ses vieux hanaps verts, ses coupes datant de la Compagnie des Indes, ses pots à épices japonais, ses cruches, ses carafes et ses bocaux à couvercle, en verre taillé, possédait un cachet indéniable. L’imposant comptoir en chêne, la caisse et l’ardoise, les lampions, les petites tables posées près des murs, à bonne distance les unes des autres, et qui permettaient de s’y asseoir à deux ou à trois au maximum, tout invitait au repos et respirait l’intimité. Sur l’un des côtés, on découvrait une grande véranda vitrée ; sur l’autre, des cabinets particuliers. Fort petits, ces cabinets étaient si nombreux que trois d’entre eux – suffisamment éloignés les uns des autres – servaient de salons de musique. Chacun possédait son style propre et une atmosphère particulière, tenant à la couleur des draperies, au motif du papier peint ou aux lithographies encadrées, accrochées au-dessus des canapés. Tout cela était, bien entendu, très enfumé, et correspondait parfaitement à ce laisser-aller familier qu’on préfère souvent à la propreté abstraite et froide.
On désignait l’endroit par le nom de son propriétaire : Askanius. Dans sa jeunesse, l’homme avait beaucoup voyagé, en tant que membre d’un quatuor vocal, et il avait chanté devant le tsar, l’empereur et la plupart des rois. Avec l’argent économisé, il s’était installé dans cette ville, sa ville natale, avait acheté une auberge qu’il avait petit à petit transformée en restaurant, et à présent on le croyait à l’aise. C’était un monsieur distingué, doux, sobre et taciturne, qui donnait ses ordres essentiellement par des gestes et des regards. Il portait une redingote, buvait rarement avec ses clients et n’engageait jamais la conversation sans y avoir été invité. Il passait le gros de son temps derrière le comptoir, près de la lucarne donnant sur la cuisine, où surgissait parfois, aux heures des repas, la tête de sa femme. Jamais un mot dur n’y fut échangé, non plus qu’un regard d’affection : une correction sans sensiblerie. Des femmes d’un certain âge assuraient le service, sans familiarité et sans flirt. Le patron, sévère mais juste, corrigeait sans faire de scènes. Il y régnait une certaine ambiance familiale, mais la discipline ne manquait pas, et la plupart des clients étaient liés à Askanius par le crédit qu’il leur accordait.
Il connaissait sa clientèle, il savait qui venait chez lui uniquement quand le portefeuille était vide et retournait au Restaurant de la ville dès qu’il était regarni.
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