Il suffisait « d’un mot » pour se voir accorder un crédit, mais celui qui se l’accordait d’office en restait pour ses frais. Aller au Restaurant de la ville, alors qu’on avait une ardoise chez lui, était considéré par Askanius comme une trahison, même si lui-même n’y faisait jamais allusion. Décidé à ne pas entrer en compétition avec son concurrent, le Restaurant de la ville, un établissement de première classe, il n’en parlait jamais, et si, pour entrer dans ses bonnes grâces, quelqu’un médisait de l’adversaire, il se taisait et parfois même prenait sa défense.
La dépendance dans laquelle il tenait ses clients avait fini par lui donner des comportements professoraux : il ne supportait aucune remarque, justifiée ou non. Un voyageur allemand, un jour, commanda une bière. On lui apporta une bouteille et un verre. Il réclama un autre verre, un vrai. On n’en avait point. Lorsque le client commença à houspiller le personnel, Askanius intervint ; sans se départir de sa discrétion, il fit les gros yeux et dit à voix basse : « Si ce verre ne convient pas, monsieur est libre d’aller ailleurs. »
Une autre fois, un client se plaignit de la soupe. Askanius alla voir le mécontent, se pencha comme pour lui faire une confidence et chuchota : « La soupe est bonne. Je viens d’en manger moi-même. » Moi-même ! Le client ne se permit plus une critique.
Askanius et sa femme habitaient une petite aile donnant sur la cour ; l’appartement comprenait trois pièces, fort bien meublées, avec vue sur le jardin et la rivière. Ils passaient là d’agréables moments, dans la matinée et pendant deux heures dans l’après-midi. Il lisait alors quelque bel ouvrage ou faisait du piano, mais il ne chantait jamais. Parfois, il montrait à son épouse ses médailles et ses diplômes ; il était particulièrement fier des médailles : elles valaient mieux, expliquait-il, que les décorations ordinaires que n’importe quel commerçant pouvait se voir attribuer. Il évoquait ses souvenirs de la cour du tsar ou de l’empereur Napoléon à Versailles.
Le dimanche, les époux assistaient à l’office.
Sa femme lui demandait souvent quand ils se retireraient à la campagne. « Quand j’aurai la somme requise », répondait-il sans plus de précisions.
La brave femme souhaitait qu’ils fermassent l’estaminet, car on y menait un train d’enfer ; or, c’était précisément l’estaminet qui rapportait le plus, car on n’y faisait que boire. La nourriture était considérée comme un mal inévitable. Aucun des époux ne s’y rendait ; ils s’efforçaient d’ignorer cette tache sur leur honneur, fermant les yeux sur l’argent du péché que rapportaient les beuveries. On avait beau s’y bagarrer ou jouer au lansquenet, le patron ne se montrait jamais dans l’estaminet, se contentant d’envoyer chercher la police.
Son intérêt en tant que restaurateur consistait à pousser les clients à la consommation, mais il préférait faire moins de profit plutôt que d’encourager l’ivrognerie. Une fois, il se permit d’entrer dans un des petits cabinets pour lancer un avertissement à quelques jeunes gens qui s’étaient fait porter d’énormes quantités de boisson : « Il ne faut pas boire autant ! » remarqua-t-il simplement. « C’est un drôle d’hôtelier », se dirent les jeunes gens.
Ainsi était-il, mais à cette sévérité se joignait une bienveillance mêlée de compassion, car son enfance avait été difficile, et à présent il se préparait avec résignation à la vieillesse et à une existence retirée à la campagne.
*
Un jour – c’était pendant l’heure du déjeuner – Askanius se tenait au comptoir devant son ardoise et son livre de comptes lorsqu’un inconnu, un individu entre deux âges, franchit le seuil de la salle à manger. Le nouveau venu avait l’air d’être un étranger et s’efforçait, en feignant l’assurance, de dissimuler la terreur qu’il éprouvait à se retrouver dans un lieu où tout le monde se connaissait. La curiosité des habitués n’avait rien de rassurant, et il dut attendre derrière la muraille des dos qui le séparait de la table des hors-d’œuvre.
Askanius examina l’inconnu : sa tenue noire paraissait élimée et ses bottines usées. Son visage était rien moins qu’avenant : un front bas, des cheveux noirs, une moustache retroussée, le teint jaunâtre des Méridionaux. Impossible de deviner sa profession.
Toutefois, il semblait posséder un fond de patience inépuisable : ayant réussi à se procurer une tranche de pain, il attendit de pouvoir s’approcher du beurre, le morceau de pain à la main, sans le moindre signe d’irritation. Soudain, un des assaillants de la table fit un pas en arrière et lui écrasa le pied. Au lieu de se fâcher, l’inconnu se hâta de consoler le maladroit par un « ch’est pas grave ! », accompagné d’un rire désolé.
Le maître des lieux avait suivi l’incident avec un vif intérêt. L’étranger ne lui plaisait pas, mais il fut frappé par ce rire, si triste qu’il aurait pu facilement passer pour un sanglot. Il se leva, se dirigea vers l’attroupement et se fraya un passage, comme lui seul savait le faire, sans blesser personne. Il prit un couteau, préleva un morceau de beurre et le tendit à l’affamé. Anéanti par tant de magnanimité, l’étranger s’inclina, un peu trop bas, et le remercia.
Lorsqu’enfin les assaillants refluèrent, il prit une tartine, un verre de gnôle, puis se retourna pour trouver une place et consulter le menu.
1 comment