Je te demande si tu l’as vu.
— Non, répondit le procureur, mais s’il ne s’est pas rendu à son travail, cela signifie, compte tenu de notre conversation d’hier, qu’il s’est enfui.
— Oui, mais attends midi avant de commencer les recherches, rien ne presse.
— Fais-moi confiance ! fit Tjärne, et il raccrocha.
La matinée s’écoula. Libotz plaignait le jeune homme qui avait ruiné son avenir. S’il avait été plus confiant, l’affaire se serait arrangée, mais des autres il n’attendait que le mal, c’est pourquoi tout capotait.
À trois heures, Askanius arriva, frénétique. Son air mystérieux augurait que la langue lui démangeait ; cependant, il ne dévoila rien, et parla du temps et des prix du marché.
Arrivés au Restaurant de la ville, ils trouvèrent la salle à manger déserte ; le patron, seul derrière son comptoir, faisait semblant de faire des calculs. En voyant Askanius, le géant arqua le dos et le salua en découvrant ses canines, mais sans desserrer les lèvres.
Askanius avait réservé pour deux personnes, sans donner de noms ; on leur avait dressé une table près d’une baie vitrée, car la clientèle était si rare qu’on plaçait toujours ces précieux clients à proximité des fenêtres afin qu’on les aperçoive de l’extérieur.
En hiver, le Restaurant de la ville vivait des fêtes, des mariages, des bals, des réunions des conseils généraux du département, des réunions de comités, mais en été Askanius attirait tout le monde dans son jardin. Le Restaurant de la ville avait donc du mal à se maintenir à flot, et le patron vouait à son dangereux concurrent une haine peu commune. Il avait été élevé à l’étranger, d’où il avait rapporté un tas de petits raffinements ; à l’époque où il se faisait la main dans le métier Askanius les avait appris, puis enseignés à son personnel.
S’il avait su que son concurrent allait venir, le Restaurant de la ville aurait essayé de l’épater par quelques nouveautés, mais au téléphone on lui avait annoncé simplement la venue de deux messieurs ; le repas était prêt, on ne pouvait plus rien rattraper – l’inévitable allait donc se produire.
Askanius se montra hautain, provocateur et cassant. Il parlait à dessein à voix haute en affectant la nonchalance.
Il lâcha d’abord quelques remarques :
— Du beurre, ça ? De la margarine, oui, pour une bonne moitié ! Passible d’un emprisonnement ou d’une amende, mais ça ne fait rien, nous ne sommes pas difficiles. De l’eau-de-vie de grain ? Non, de pomme de terre ; tous les distillateurs remplacent le grain par de la pomme de terre, même si en Allemagne c’est considéré comme une fraude.
Il ne s’arrêta plus.
— Un sherry à trois couronnes cinquante alors qu’il s’agit d’un simple marsala qui coûte cinquante ores. Le chambertin, un beaune plutôt, se laisse toujours boire. Des pommes de terre nouvelles qui ne le sont pas, de la bécasse, alias de la grive litorne, etc.
Tant que dura le repas, le patron ne bougea pas de sa place au comptoir, se gonflant et se dégonflant tour à tour, écumant de rage, mais sans proférer une syllabe. Il savait pourquoi il se taisait, mais que cette analyse critique se déroulât en présence de l’avocat l’inquiétait au plus haut point.
Le repas achevé, les deux hommes se retirèrent, pour prendre leur café, dans un cabinet particulier, nu et inconfortable, trop haut de plafond, doté d’une multitude de portes, en fait une pièce ordinaire transformée en un lieu de restauration. Askanius ne manqua pas d’exprimer son avis critique, puis, lorsqu’ils furent servis, il proposa le tutoiement ; il fut cependant assez franc pour avouer la raison de cette proposition : il lui serait plus facile de parler. Et ça éclata.
— Tu n’es au courant de rien, cher ami, commença Askanius, ravi d’annoncer des nouvelles sensationnelles, mais il s’est passé des choses pendant que tu te grisais de tes rêves amoureux. Figure-toi que ce super-fripon, ce coquin incorrigible a fait paraître un article intitulé « Les dessous de la cuisine » où, en termes déguisés, il porte des accusations contre moi. C’est la raison de mes commentaires de tout à l’heure. Mais ce n’est pas tout.
Il se leva et s’empara d’une chaise plus haute pour remplacer le fauteuil aux ressorts défoncés : il se voulait sur une hauteur, il voulait dominer.
— Ce coquin incorrigible a essayé, par pure jalousie, de faire pression sur la Guilde pour me faire retirer ma licence. Tu te rends compte ! J’ai vécu trois jours d’une incertitude épouvantable ; je suis allé voir le maire, le secrétaire général de la préfecture, et enfin le préfet, et j’ai réussi à conserver ma licence. Et comme mieux vaut prévenir que guérir, pour empêcher toute nouvelle tentative de ce genre, j’ai ! frappé ! un coup ! de maître ! Eh oui, ça peut sembler ridicule…
Il eut un sourire amer, plein d’ironie à l’égard de lui-même, avant de continuer.
— J’ai ! frappé ! un coup ! de maître ! qui empêchera à jamais toute nouvelle tentative de ce genre, comme je viens de le dire. On a déjà essayé de m’humilier – cela se passait sur un steamer entre Kiel et Korsör, il y a très longtemps, du reste ça n’a aucune importance –, alors j’ai répondu…
Il dut se rendre compte que sa réponse était moins percutante que ce qu’il lui avait semblé jadis et, pour éviter une déconfiture, il laissa tomber la citation et poursuivit :
— Alors, j’ai acheté une maison, grande et moderne, sans hypothèque – devine où elle se trouve !
Incapable de le deviner, Libotz, qui était fatigué, se contenta de hocher la tête pour avouer son ignorance.
Askanius se leva, saisit Libotz par le coude comme s’il voulait l’arrêter, l’attira vers la fenêtre, fit un geste en direction de la Grand-place, rit, mais ne dit rien.
Libotz prit un air étonné.
— Eh oui, Askanius a acheté un local, juste en face du Restaurant de la ville, il quittera son ancien emplacement, ouvrira ici un établissement de première classe, avec un café – et c’en sera fait du Resto !
— Quitter les lieux, le jardin, la clientèle ? C’est très risqué !
— Il n’y a aucun risque, puisque la Guilde a condamné les locaux comme insalubres et trop vétustes.
— Cela change l’affaire, mais c’est tout de même risqué.
L’hôtelier para l’objection qu’il attendait et une interminable discussion s’ensuivit, sans objet, comme d’habitude, car personne ne prenait le problème à bras-le-corps.
Askanius le digne, celui qui n’élevait jamais la voix, qui tenait par-dessus tout à sa réputation de distinction, était là à faire le fanfaron, semblable à un ballon gonflé qui tire sur la corde, impatient de décoller. Il avait pris d’assaut la forteresse du Restaurant de la ville, en avait fait prisonnier son patron, qu’il ferait exécuter le moment venu. Il discourut de la sorte tout l’après-midi, jusqu’à ce que le garçon leur apportât la dernière édition du journal.
Libotz l’ouvrit distraitement, mais aussitôt ses mains se mirent à trembler si fort que le papier crissa.
— Qu’est-ce que tu as ? fit Askanius, indifférent et même un peu offensé de ce qu’un autre objet pût ravir l’attention de son interlocuteur.
— C’est affreux. C’est vraiment affreux.
— La Guilde, encore elle ?
— Non, c’est bien autre chose ! Imagine seulement : mon clerc avait commis quelques irrégularités ; pour en avoir la certitude, je me suis confié à Tjärne, en le priant de ne prendre aucune mesure. Or il ouvre une enquête, et fait publier une notice selon laquelle Sjögren aurait disparu après avoir dilapidé l’argent.
C’était en effet impressionnant, mais Askanius se fâcha de voir ses affaires reléguées au second plan :
— Bagatelle ! Tous les employés sont des voleurs…
— Mais sa carrière est brisée…
— Bah, il passera trois mois au violon, puis se tirera en Amérique.
— Comment peut-on dire des choses pareilles ?
— Tu crois peut-être que la Guilde m’a fait des cadeaux ? Te rends-tu compte : vouloir me retirer ma licence, me priver des moyens de gagner mon pain…
— C’est Tjärne que tu dois en remercier !
— Ne dis pas de mal de Tjärne, c’est mon ami, il est au-dessus de tout soupçon, c’est un professionnel remarquable qui possède une connaissance formidable ! incomparable ! des gens et des lieux…
Libotz comprenait que Tjärne avait dévoilé les « petits secrets de cuisine » qu’Askanius, accablé de sommeil, avait égrenés durant leur longue soirée dans le kiosque, mais pour ne pas médire il écouta en silence le panégyrique de ce Judas qui avait transformé une confidence en dénonciation. Sa subjectivité et son égoïsme rendaient Askanius inaccessible au moindre argument rationnel, à n’importe quelle preuve, même la plus irréfutable. Il n’était pas niais, mais il le devenait à cause de sa superbe et de son aveuglement volontaire.
Libotz voulut rentrer. Alors Askanius devint brutal et multiplia les allusions aux parties de cartes, aux beuveries, aux individus qui jouent avec les sentiments des jeunes filles, aux écumeurs de marmites – tout un bastion de mensonges, bâti sur la calomnie.
Lorsque Libotz tenta faiblement de se disculper en prononçant le mot « calomnie », il fut immédiatement interrompu par Askanius qui se lança dans de longues définitions du terme, en recourant à des synonymes tels que « ragots » et « paroles en l’air » :
— La calomnie est un mensonge que l’on répand, soit parce qu’on en est l’auteur, soit parce que les autres nous l’ont rapporté, soit encore parce qu’on l’a lu dans le journal où l’on n’écrit que des mensonges…
À ce tournant, par bonheur, il retrouva le chemin de ses propres soucis, revint aux « secrets de la cuisine », se demanda qui avait pu le trahir, remplaça « trahir » par « calomnier », et finit par soupçonner Karin qui, durant la brève période de ses fiançailles, aurait fait des confidences à… Libotz, qui serait donc à l’origine de ces révélations.
Celui-ci jura que Karin ne lui avait jamais rien rapporté…
— Rapporté ? Tu veux insinuer que c’est vrai, que je fais servir des produits de substitution, comme ce fripon là-bas ?
Askanius entrait dans sa phase insupportable, et Libotz ne trouva d’autre issue que de s’enfermer dans un silence de mort qui finit par user son interlocuteur dont l’éloquence se tarit faute de relance et de résonance.
Après un examen minutieux et désagréable de la note suivi d’une retraite peu glorieuse à cause des pourboires insuffisants, ils se séparèrent sur l’assurance mutuelle d’avoir passé un moment agréable, « bien que la nourriture fût infecte ».
Libotz retourna chez lui, vieilli de cinq ans, anéanti par la grandeur nouvelle d’Askanius, navré de voir un être humain se métamorphoser de la sorte et en un rien de temps. Est-ce un Askanius nouveau, se demanda-t-il, ou l’ancien qui réapparaît, celui que nous n’avons pas connu, mais dont il nous avait donné une idée avec ses discours de somnambule autour d’une bouteille ?
*
Le lendemain matin, seul dans son bureau, Libotz réexamina le brouillard. En y regardant de plus près, il jugea que les irrégularités relevaient davantage de l’incurie que de la fraude et, fidèle à sa nature, il chercha des excuses au coupable.
À cet instant, la porte s’ouvrit, laissant entrer un petit paysan rondelet, arborant un collier de barbe et des boucles d’oreilles en plomb{10}. Un toupet se dressait très raide au-dessus d’un front étroit, et les yeux luisaient.
— Suis-je ici chez l’avocat Libotz ? demanda-t-il après avoir examiné la pièce.
— Oui, c’est moi.
— Je suis venu pour vous notifier qu’une plainte en diffamation a été déposée contre vous au tribunal de première instance.
— Diantre ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Et à qui ai-je l’honneur de parler ?
— Je suis le garde-champêtre Sjögren, le père de votre clerc que vous avez accusé à tort de fuite et de dilapidation de fonds.
— Ne s’est-il donc pas enfui ?
— Non, hier matin à six heures il est parti au tribunal de première instance, chargé de vos commissions ; il a été retardé, à cause des trains, et peut justifier de la force majeure.
— A-t-il des preuves ?
— Il a deux témoins ; ils attendent dehors.
Libotz jeta un coup d’œil par la fenêtre et vit deux personnes ainsi que son clerc.
— Pour ce qui est de la dilapidation des fonds, ce sera à vous d’apporter la preuve de vos accusations devant le tribunal.
— Voyez ce brouillard, répondit Libotz, déjà un peu hésitant.
Le garde-champêtre l’étudia longuement, puis dit en le refermant :
— Cela ne prouve rien ; on a été négligent dans la manière de le tenir, mais un clerc n’est pas censé avoir les compétences d’un comptable.
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