Dans sa détresse, Libotz l’assura – une maladresse de plus ! – qu’il n’avait jamais songé à une quelconque affaire de cœur…

— Qu’est-ce que tu veux dire ? l’interrompit le procureur.

Libotz mesura l’ampleur de sa gaffe et voulut ravaler ses paroles, mais en craignant d’empirer la situation, il tourna le couteau contre lui, prit la faute à son compte et dévoila les petites combines qu’il avait jadis apprises au jeune homme.

Tjärne fut bien aise d’entendre l’auto-dénonciation de Libotz, il l’encouragea à s’abandonner complètement, pluma sa victime, retrouva sa bonne humeur, et condescendit à quelques confidences qu’il inventa pour l’occasion afin de mettre Libotz en confiance, ce qui lui réussit à merveille. Il trouva superbe l’anecdote de l’avocat Knifving, assura qu’il ne mettait aucunement en doute l’histoire de la première consultation gratuite, car lui aussi avait connu ce genre de situation, et combien de fois ! Mais quand, dans la foulée, il questionna Libotz sur Askanius et son passé, l’avocat refusa de le suivre sur ce terrain.

— On doit savoir être reconnaissant, coupa-t-il. Rien n’est aussi dangereux que de fouiller dans le passé des hommes une fois qu’ils ont expié.

Tjärne changea de ton, félicita Libotz pour sa fermeté de caractère et se répandit en éloges sur Askanius, considéré comme un type humain ; quant à ses qualités d’individu, il n’avait pas la compétence pour en parler. Il ne lâcha pas ce sujet jusqu’à ce qu’il ait pris congé et se retrouve dans la rue. À ce moment-là seulement, Libotz se rappela qu’il avait oublié de lui faire promettre de ne rien entreprendre contre Sjögren, mais il était trop tard. Du reste, les discours bienveillants de Tjärne lui avaient fait si bonne impression que ses craintes lui parurent sans fondement.

Une fois seul, il remit de l’ordre dans le brouillard. Il inscrivit à leur place les recettes et les dépenses, effaçant ainsi les fautes commises par le jeune homme, fermement décidé à le garder à son service, après s’être expliqué avec lui. Il lui ouvrirait les yeux, il sauverait sa carrière et se l’attacherait grâce aux liens solides de la reconnaissance.

 

*

 

L’avocat Libotz possédait une intelligence aiguë et un esprit perspicace. Une fois qu’il avait pris connaissance d’un dossier complexe, il savait en faire un résumé concis devant le tribunal, ne se départait jamais de son calme, ne perdait jamais le fil de son raisonnement, se tenait à l’essentiel et ne laissait aucune chance à la partie adverse de noyer le poisson. Lorsqu’on ergotait sur des vétilles, Libotz s’y accrochait, les démontait une à une, et revenait immanquablement à l’essentiel, aussi embrouillés que fussent les détails. Mais dans la vie quotidienne, cette belle intelligence devenait de la naïveté et semblait même déficiente, parfois ; il en était ainsi quand il dévoilait ses faiblesses devant son adversaire, lui fournissant armes et munitions contre lui-même, offrant au premier venu sa tête sur un plateau. Cette attitude était la conséquence d’une confiance fondée non pas sur une méconnaissance de la méchanceté foncière de l’être humain, mais sur une position de principe : il faut croire au bien, se forcer à penser du bien de son prochain et tâcher de lui trouver des excuses et de lui pardonner coûte que coûte, en cas de déception. Il était ainsi fait, il était né avec ces idées sur le monde, sur les hommes et sur sa propre destinée, et il appelait cela sa « religion ». En dehors de son service, ses relations le considéraient comme un benêt ; ceux qui ne le connaissaient pas le croyaient hypocrite, refusant d’admettre qu’il pût posséder une opinion aussi haute des êtres humains, ou cette patience infinie qu’ils appelaient « faiblesse ». Sa bonté lui attirait des accusations de partialité et risquait bien sûr d’avoir des suites fâcheuses, mais il assumait cela, comme le reste. Une société financière de la capitale lui écrivit un jour pour obtenir son avis sur un commerçant qui sollicitait un crédit auprès d’elle. Libotz répondit qu’il ne pouvait en dire que du bien. L’affaire tourna mal, et l’avocat reçut une lettre furibonde où on lui reprochait d’avoir « recommandé un escroc ». L’individu en question n’était pas un escroc, et Libotz ne l’avait jamais « recommandé » – qu’importe, tous ses propos étaient interprétés de travers, et « ça avait toujours été comme ça, il n’y avait rien à faire ».

Lorsqu’on commettait une iniquité à son égard, au lieu de se fâcher, il se désolait ; il ne se vengeait pas, étant incapable de porter préjudice à son prochain. Il trouvait l’« art de faire le mal » si infiniment difficile qu’il plaignait les méchants, persuadé qu’ils étaient les premières victimes de leur propre méchanceté et qu’ils souffraient des peines qu’ils infligeaient aux autres.

 

Dans la journée, il reçut la visite d’une de ses relations, un mari qui envisageait de divorcer. Trois heures durant, il écouta le récit des affres de dix années de vie conjugale.

— Pourquoi ne vous êtes-vous pas séparés plus tôt ?

— Ce n’est pas facile une fois qu’on est englué : plus on se démène, plus on s’enfonce.

Il fut instruit des querelles du ménage, prit connaissance des accusations de chacun, on lui confia des détails intimes qu’il eut du mal à saisir : toute la misère qui croît durant les années de la vie commune, la haine irrationnelle qu’il ne parvenait pas à comprendre. Lorsqu’il proposa une conciliation, ce fut une éruption volcanique : le teinturier fit allusion à une tentative d’empoisonnement passible de la réclusion à perpétuité, mais quand il suggéra le divorce, le malheureux hésita, devint songeur, parla de ses enfants, puis s’apaisa, alluma un cigare et finit par dire de sa femme tout le bien qu’il pouvait. Libotz demeura anéanti : c’était comme s’il avait lui-même vécu, dix années durant, un mariage désastreux. Il paraissait vieilli, son visage avait maigri, sa peau séchée au cours de ces trois heures, tant il prenait à cœur la souffrance des hommes.

Cependant, il se coucha l’âme en paix, heureux d’avoir sauvé son infortuné clerc qu’il réveillerait, le lendemain, de son étourderie.

 

*

 

Au matin, alors que Libotz préparait le discours qu’il allait tenir à Sjögren, Askanius déboula dans son bureau telle une bombe, et explosa.

Les yeux injectés de sang, il paraissait un autre homme. Il avait abandonné sa retenue, il ne chuchotait plus, il criait presque en arpentant la pièce, incapable de tenir en place. Il se borna pourtant à inviter Libotz à dîner au Restaurant de la ville à trois heures précises ; ils seraient seuls. Sans un mot de plus, il repartit en coup de vent.

Au Restaurant de la ville ? Voilà qui était curieux ! Askanius au Restaurant de la ville ! Cela devait avoir un sens caché, mais lequel ?

Dix heures sonnèrent. Sjögren, qui aurait dû être là, n’était pas arrivé. Un quart d’heure passa, Libotz commençait à s’inquiéter ; au bout d’une demi-heure, il n’avait plus de doutes : le clerc s’était enfin. Pour en avoir le cœur net, il téléphona au procureur et lui demanda s’il avait vu Sjögren.

— S’est-il enfui ? fut la réponse interrogative de Tjärne.

— Je n’ai pas dit cela ! protesta Libotz qui regrettait sa précipitation.