Cela fit bonne impression sur Askanius, qui comprit qu’il avait affaire à un « monsieur ». Il ne restait plus une table libre ; quand l’étranger fit mine de prendre une chaise, on lui fit savoir, sans façons, qu’elle était occupée. Le visage de cet être solitaire, repoussé, qui se tenait au milieu de la salle, sa tartine à la main, revêtit une expression si terriblement désespérée qu’Askanius se leva de nouveau et l’invita à s’asseoir à sa propre table, sous la pendule.
L’hôtelier était à la fois intrigué et désireux de consoler le malheureux condamné au silence, mais il avait sa fierté et il tenait absolument à être considéré comme un homme distingué – c’est pourquoi il n’engagea pas la conversation. Peut-être se souvint-il d’avoir été, lui aussi, étranger en terre d’Égypte ; il surmonta donc l’antipathie que lui inspirait cette figure énigmatique qui pouvait, cependant, cacher bien des choses.
Le soir du même jour, le procureur de la ville vint manger chez Askanius. Il faisait partie des quelques rares personnes avec lesquelles l’hôtelier bavardait parfois devant un petit verre, quand la journée de travail était terminée. Ils étaient assis sous la pendule, devant un punch de Karlshamn glacé.
— Au fait, fit Askanius en changeant de sujet, tu dois savoir qui est cet étranger ?
— Ah, lui ! Oui, il est descendu ici dans l’intention d’ouvrir une étude d’avocat.
— Un avocat, s’écria Askanius, autant dire un chicaneur ! Notre ville s’est bien passée de cette engeance depuis que j’ai fait déguerpir le dernier. Un beau coquin, celui-là, t’en souviens-tu ? Quelle crapule ! Il buvait et mangeait chez moi à crédit, et quand à la fin je le lui ai rappelé, très discrètement, il s’est mis en colère. J’ai alors demandé à être réglé, formellement, et… devine ce qu’il a fait ! Il a déposé une plainte pour vente de boissons alcoolisées à crédit…
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— N’es-tu pas au courant de la législation ?
C’était le grand atout de l’hôtelier : il connaissait les lois, particulièrement celles relatives à la vente de l’alcool.
— Mais oui : celui qui vend de la boisson à crédit perd la créance et risque de se voir retirer sa licence. Quant à moi, j’ai perdu la première, mais j’ai réussi à conserver la seconde ! Pense donc : avoir nourri pendant six mois un vaurien pareil ! J’ai failli perdre ma foi en l’humanité, j’étais à deux doigts de renoncer à la charité, mais le souvenir de la compassion dont moi-même j’avais été l’objet m’a sauvé ; eh oui, j’ai eu une jeunesse difficile…
— Tiens, tiens, il existe donc une loi… reprit le procureur qui n’était pas un sentimental.
— Tu ne me crois pas ?
Askanius tendit la main, prit un volume du Bulletin des Lois, l’ouvrit et montra l’article, après avoir préalablement chaussé un pince-nez. Dès qu’il devait lire ou compter, il avait besoin de mettre ses binocles, opération qui transformait avantageusement son visage : le nez prenait une forme plus aristocratique, les muscles se retendaient, conférant à leur homme un air noble et intelligent.
Les lacunes du procureur en matière de législation étaient largement compensées par sa formidable connaissance de la population, une véritable omniscience de la chronique locale : il savait exactement combien valait chacun, ce qui lui permettait de fournir à Askanius de précieux renseignements sur la solvabilité de sa clientèle.
— Celui-ci ne paie jamais, celui-là est douteux, celui-là est certain, celui-là fait partie de ceux qui peuvent, mais qui ne veulent pas, cet autre encore veut, mais il ne peut pas toujours…
Cependant, Askanius désirait en savoir davantage sur le nouveau venu, non pas à cause du crédit, car on ne lui avait rien demandé, mais à cause de l’étrangeté de sa personne.
— Avocat, dis-tu… Mais son père, sa famille ?…
— Son père tient un commerce à la campagne ; un fumiste à ce qu’il paraît, et son frère aîné est intendant chez le comte X.
— Mais nous avons oublié l’essentiel : quel est son nom ?
— Il s’appelle Libotz.
— Libotz ? Alors c’est un Bohémien, ou un Hongrois ; d’ailleurs, il fait penser à un musicien pauvre.
— Ça doit être un nom d’emprunt ; il s’appelle probablement Pettersson, mais il n’y est pour rien : sa mère devait faire partie d’un cirque ou d’une troupe de variété ; ce sont ceux-là les responsables de ces mélanges de races, de ces cosmopolites qui ne parviennent jamais à se sentir à l’aise dans nos vieilles sociétés et qui fournissent les anarchistes et les traîtres à la patrie…
Le procureur s’arrêta, car son hôte qui portait le nom romain d’Askanius commençait à changer de tête. Il sentait qu’il s’était fourvoyé, mais il craignait d’empirer la situation par une explication. Pour son bonheur, il reçut un appel téléphonique provenant du Restaurant de la ville, et une demi-heure plus tard le procureur était assis devant un nouveau Karlshamn, chez le concurrent.
*
Maître Libotz, avocat surnuméraire à la cour d’appel, avait effectivement débuté à la cour d’appel où il s’était vite rendu compte qu’on ne l’aimait guère. Incorruptible, ponctuel et efficace, il n’avait pourtant réussi à gagner ni ses supérieurs ni ses camarades. Était-ce à cause de ses origines étrangères ? On l’ignorait. Plutôt à cause de son physique, car aussi bien sa figure que tout son être laissaient facilement deviner le sort qui lui était promis. Il était condamné à souffrir, pour soi et pour les autres, et son entourage ressentait comme un devoir impératif de contribuer à l’accomplissement de ce destin en le faisant souffrir. Encore élève, il était le souffre-douleur de ses camarades et des professeurs ; quand il s’en plaignait à ses parents, ils le punissaient, lui, le maltraité. Sa chevelure, longue, noire et bouclée, invitait à la tirailler ; un professeur aux cheveux blonds l’avait prise en telle aversion qu’il ne pouvait passer devant le garçon sans trouver un prétexte pour le tourmenter. L’enfant ne pleurait jamais, ce qui mettait le professeur hors de lui. Une fois, il lui arracha une touffe entière de cheveux noirs et, ne sachant comment s’en débarrasser, ouvrit la porte du poêle et l’y jeta. La journée était venteuse, l’air soufflant dans la cheminée rejeta la mèche qui tomba par terre. Une chose étrange se produisit alors : le professeur se précipita dans le vestiaire, puis revint, éploré, adressa quelques mots gentils au garçon ; un instant plus tard, il le saisissait de nouveau par les cheveux, avant d’éclater en sanglots et de quitter la salle d’études. Il ne pouvait pas s’empêcher de maltraiter cet enfant. Deux ans plus tard, l’homme se pendit.
Cependant, le garçon comprit tôt quel était son destin, car il cessa vite de se plaindre, devint sombre et taciturne. Pendant ses moments de liberté, il était obligé de travailler à l’épicerie de son père, ou plus exactement à l’entrepôt. Sa tâche consistait à mélanger les marchandises périmées avec des denrées de bonne qualité. Le café abîmé par l’eau lors du transport, on devait néanmoins l’écouler ; à cette fin, on le mélangeait avec des grains sains. On ajoutait de la laine dans le coton, du marc de café dans le tabac à priser ; on vendait au prix fort des cigares exécrables, afin d’« améliorer » leur goût, etc. À d’autres moments, il devait rester derrière le comptoir pour apprendre quels clients on pouvait tromper, quels autres devaient être traités avec égards ; on rendait toujours leur monnaie aux enfants en fausses pièces, et, pendant qu’on conversait avec les servantes, on faisait pencher la balance, en appuyant sur le plateau avec le pouce. Fausser le poids représentait pour l’enfant l’opération la plus pénible, car au tribunal rural il avait vu la balance-étalon, dorée, posée sur un socle blanc et surmontée d’une épée – celle qui symbolisait la Justice.
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