Aucune initiale n’était gravée à l’intérieur du chapeau. La veste ne contenait ni papiers ni portefeuille. Cependant on fit une découverte qui devait donner à l’affaire un retentissement considérable et influer terriblement sur le sort de Gilbert et de Vaucheray c’était, dans une des poches, une carte oubliée par le fugitif, la carte d’Arsène Lupin.

À peu près au même moment, tandis que la police, remorquant le vaisseau capturé, continuait de vagues recherches, et que, échelonnés sur la rive, inactifs, les soldats écarquillaient les yeux pour tâcher de voir les péripéties du combat naval, ledit Arsène Lupin abordait tranquillement à l’endroit même qu’il avait quitté deux heures auparavant.

Il y fut accueilli par ses deux autres complies, Grognard et Le Ballu, leur jeta quelques explications en toute hâte, s’installa dans l’automobile parmi les fauteuils et les bibelots du député Daubrecq, s’enveloppa de fourrures et se fit conduire par les routes désertes, jusqu’à son garde-meuble de Neuilly, où il laissa le chauffeur. Un taxi le ramena dans Paris et l’arrêta près de Saint-Philippe-du-Roule.

Il possédait non loin de là, rue Matignon, à l’insu de toute sa bande, sauf de Gilbert, un entresol avec sortie personnelle.

Ce ne fut pas sans plaisir qu’il se changea et se frictionna. Car, malgré son tempérament robuste, il était transi. Comme chaque soir en se couchant, il vida sur la cheminée le contenu de ses poches. Alors seulement il remarqua, près de son portefeuille et de ses clefs, l’objet que Gilbert à la dernière minute, lui avait glissé dans les mains.

Et il fut très surpris. C’était un bouchon de carafe, un petit bouchon en cristal, comme on en met aux flacons destinés aux liqueurs. Et ce bouchon de cristal n’avait rien de particulier. Tout au plus Lupin observa-t-il que la tête aux multiples facettes était dorée jusqu’à la gorge centrale. Mais, en vérité, aucun détail ne lui sembla de nature à frapper l’attention.

« Et c’est ce morceau de verre auquel Gilbert et Vaucheray tenaient si opiniâtrement ? Et voilà pourquoi ils ont tué le domestique, pourquoi ils se sont battus, pourquoi ils ont perdu leur temps, pourquoi ils ont risqué la prison… les assises… l’échafaud ?… Bigre, c’est tout de même cocasse !… »

Trop las pour s’attarder davantage à l’examen de cette affaire, si passionnante qu’elle lui parût, il reposa le bouchon sur la cheminée et se mit au lit.

Il eut de mauvais rêves. À genoux sur les dalles de leurs cellules, Gilbert et Vaucheray tendaient vers lui des mains éperdues et poussaient des hurlements d’épouvante.

« Au secours !… Au secours ! » criaient-ils.

Mais malgré tous ses efforts il ne pouvait pas bouger. Lui-même était attaché par des liens invisibles. Et tout tremblant, obsédé par une vision monstrueuse, il assista aux funèbres préparatifs, à la toilette des condamnés, au drame sinistre.

« Bigre ! dit-il, en se réveillant après une série de cauchemars, voilà de bien fâcheux présages. Heureusement que nous ne péchons pas par faiblesse d’esprit ! Sans quoi… »

Et il ajouta :

« Nous avons là, d’ailleurs, près de nous, un talisman qui, si je m’en rapporte à la conduite de Gilbert et de Vaucheray, suffira, avec l’aide de Lupin, à conjurer le mauvais sort et à faire triompher la bonne cause. Voyons ce bouchon de cristal. »

Il se leva pour prendre l’objet et l’étudier plus attentivement. Un cri lui échappa. Le bouchon de cristal avait disparu…

II – Huit ôtés de neuf, reste un

 

Il est une chose que, malgré mes bonnes relations avec Lupin et la confiance dont il m’a donné des témoignages si flatteurs, une chose que je n’ai jamais pu percer à fond : c’est l’organisation de sa bande.

L’existence de cette bande ne fait pas de doute. Certaines aventures ne s’expliquent que par la mise en action de dévouements innombrables, d’énergies irrésistibles et de complicités puissantes, toutes forces obéissant à une volonté unique et formidable. Mais comment cette volonté s’exerce-t-elle ? par quels intermédiaires et par quels sous-ordres ? Je l’ignore. Lupin garde son secret et les secrets que Lupin veut garder sont, pour ainsi dire, impénétrables.

La seule hypothèse qu’il me soit permis d’avancer, c’est que cette bande, très restreinte à mon avis, et d’autant plus redoutable, se complète par l’adjonction d’unités indépendantes, d’affiliés provisoires, pris dans tous les mondes et dans tous les pays, et qui sont les agents exécutifs d’une autorité, que souvent ils ne connaissent même pas. Entre eux et le maître, vont et viennent les compagnons, les initiés, les fidèles, ceux qui jouent les premiers rôles sous le commandement direct de Lupin.

Gilbert et Faucheray furent évidemment au nombre de ceux-là. Et c’est pourquoi la justice se montra si implacable à leur égard. Pour la première fois, elle tenait des complices de Lupin, des complices avérés, indiscutables, et ces complices avaient commis un meurtre ! Que ce meurtre fût prémédité, que l’accusation d’assassinat pût être établie sur de fortes preuves, et c’était l’échafaud. Or, comme preuve, il y en avait tout au moins une, évidente : l’appel téléphonique de Léonard, quelques minutes avant sa mort « Au secours, à l’assassin… ils vont me tuer. » Cet appel désespéré, deux hommes l’avaient entendu, l’employé de service et l’un de ses camarades, qui en témoignèrent catégoriquement. Et c’est à la suite de cet appel que le commissaire de police, aussitôt prévenu, avait pris le chemin de la villa Marie-Thérèse, escorté de ses hommes et d’un groupe de soldats en permission.

Dès les premiers jours Lupin eut la notion exacte du péril. La lutte si violente qu’il avait engagée contre la société entrait dans une phase nouvelle et terrible. La chance tournait. Cette fois il s’agissait d’un meurtre, d’un acte contre lequel lui-même s’insurgeait – et non plus d’un de ces cambriolages amusants où, après avoir refait quelque rastaquouère, quelque financier véreux, il savait mettre les rieurs de son côté et se concilier l’opinion. Cette fois, il ne s’agissait plus d’attaquer, mais de se défendre et de sauver la tête de ses deux compagnons.

Une petite note que j’ai recopiée sur un des carnets où il expose le plus souvent et résume les situations qui l’embarrassent, nous montre la suite de ses réflexions :

« Tout d’abord une certitude : Gilbert et Vaucheray se sont joués de moi.