L’expédition d’Enghien, en apparence destinée au cambriolage de la villa Marie-Thérèse, avait un but caché. Pendant toutes les opérations, ce but les obséda, et, sous les meubles comme au fond des placards ils ne cherchaient qu’une chose, et rien d’autre, le bouchon de cristal. Donc, si je veux voir clair dans les ténèbres, il faut avant tout que je sache à quoi m’en tenir là-dessus. Il est certain que, pour des raisons secrètes, ce mystérieux morceau de verre possède à leurs yeux une valeur immense… Et non pas seulement à leurs yeux, puisque, cette nuit, quelqu’un a eu l’audace et l’habileté de s’introduire dans mon appartement pour dérober l’objet en question. »
Ce vol, dont il était victime, intriguait singulièrement Lupin.
Deux problèmes, également insolubles, se posaient à son esprit. D’abord, quel était le mystérieux visiteur ? Gilbert seul, qui avait toute sa confiance et lui servait de secrétaire particulier, connaissait la retraite de la rue Matignon. Or, Gilbert était en prison. Fallait-il supposer que Gilbert, le trahissant, avait envoyé la police à ses trousses ? En ce cas, comment au lieu de l’arrêter, lui, Lupin, se fût-on contenté de prendre le bouchon de cristal ?
Mais il y avait quelque chose de beaucoup plus étrange. En admettant que l’on eût pu forcer les portes de son appartement – et cela, il devait bien l’admettre, quoique nul indice ne le prouvât – de quelle façon avait-on réussi à pénétrer dans la chambre ? Comme chaque soir, et selon une habitude dont il ne se départait jamais, il avait tourné la clef et mis le verrou. Pourtant – fait irrécusable – le bouchon de cristal disparaissait sans que la serrure et le verrou eussent été touchés. Et, bien que Lupin se flattât d’avoir l’oreille fine, même pendant son sommeil, aucun bruit ne l’avait réveillé.
Il chercha peu. Il connaissait trop ces sortes d’énigmes pour espérer que celle-ci pût s’éclaircir autrement que par la suite des événements. Mais, très déconcerté, fort inquiet, il ferma aussitôt son entresol de la rue Matignon en se jurant qu’il n’y remettrait pas les pieds.
Et tout de suite il s’occupa de correspondre avec Gilbert et Vaucheray.
De ce côté un nouveau mécompte l’attendait. La justice, bien qu’elle ne pût établir sur des bases sérieuses la complicité de Lupin, avait décidé que l’affaire serait instruite, non pas en Seine-et-Oise, mais à Paris, et rattachée à l’instruction générale ouverte contre Lupin. Aussi Gilbert et Vaucheray furent-ils enfermés à la prison de la Santé. Or, à la Santé comme au Palais de Justice, on comprenait si nettement qu’il fallait empêcher toute communication entre Lupin et les détenus, qu’un ensemble de précautions minutieuses était prescrit par le Préfet de Police et minutieusement observé par les moindres subalternes. Jour et nuit, des agents éprouvés, toujours les mêmes, gardaient Gilbert et Vaucheray et ne les quittaient pas de vue.
Lupin qui, à cette époque, ne s’était pas encore promu – honneur de sa carrière – au poste de chef de la Sûreté, et qui, par conséquent, n’avait pu prendre, au Palais de Justice, les mesures nécessaires à l’exécution de ses plans, Lupin après quinze jours de tentatives infructueuses, dut s’incliner. Il le fit la rage au cœur et avec une inquiétude croissante.
« Le plus difficile dans une affaire, dit-il, souvent ce n’est pas d’aboutir, c’est de débuter. En l’occurrence, par où débuter ? Quel chemin suivre ? »
Il se retourna vers le député Daubrecq, premier possesseur du bouchon de cristal, et qui devait probablement en connaître l’importance. D’autre part, comment Gilbert était-il au courant des faits et des gestes du député Daubrecq ? Quels avaient été ses moyens de surveillance ? Qui l’avait renseigné sur l’endroit où Daubrecq passait la soirée de ce jour ? Autant de questions intéressantes à résoudre.
Tout de suite après le cambriolage de la villa Marie-Thérèse, Daubrecq avait pris ses quartiers d’hiver à Paris, et occupait son hôtel particulier, à gauche de ce petit square Lamartine, qui s’ouvre au bout de l’avenue Victor-Hugo.
Lupin, préalablement camouflé, l’aspect d’un vieux rentier qui flâne, la canne à la main, s’installa dans ces parages, sur les bancs du square et de l’avenue.
Dès le premier jour, une découverte le frappa. Deux hommes, vêtus comme des ouvriers, mais dont les allures indiquaient suffisamment le rôle, surveillaient l’hôtel du député. Quand Daubrecq sortait, ils se mettaient à sa poursuite et revenaient derrière lui. Le soir, sitôt les lumières éteintes, ils s’en allaient.
À son tour, Lupin les fila. C’étaient des agents de la Sûreté.
« Tiens, tiens, se dit-il, voici qui ne manque pas d’imprévu. Le Daubrecq est donc en suspicion ? »
Mais le quatrième jour, à la nuit tombante, les deux hommes furent rejoints par six autres personnages, qui s’entretinrent avec eux dans l’endroit le plus sombre du square Lamartine. Et, parmi ces nouveaux personnages, Lupin fut très étonné de reconnaître, à sa taille et à ses manières, le fameux Prasville, ancien avocat, ancien sportsman, ancien explorateur, actuellement favori de l’Élysée, et, qui, pour des raisons mystérieuses avait été imposé comme secrétaire général de la Préfecture.
Et brusquement Lupin se rappela : deux années auparavant, il y avait eu, place du Palais-Bourbon, un pugilat retentissant entre Prasville et le député Daubrecq. La cause, on l’ignorait. Le jour même, Prasville envoyait ses témoins. Daubrecq refusait de se battre.
Quelque temps après, Prasville était nommé secrétaire général.
« Bizarre… bizarre… », dit Lupin, qui demeura pensif, tout en observant le manège de Prasville.
À sept heures le groupe de Prasville s’éloigna un peu vers l’avenue Henri-Martin. La porte d’un petit jardin qui flanquait l’hôtel vers la droite, livra passage à Daubrecq. Les deux agents lui emboîtèrent le pas, et, comme lui, prirent le tramway de la rue Taitbout.
Aussitôt Prasville traversa le square et sonna.
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