S’est-il permis quelque nouvelle escapade ?
— Non, mademoiselle.
— Eh ! bien, pourquoi l’accusez-vous ?
— Mademoiselle, je ne l’accuse pas. Non, je ne l’accuse pas. Je suis bien loin de l’accuser. Je ne l’accuserai même jamais, quoi qu’il fasse !
La conversation tomba. Le Chevalier, être éminemment compréhensif, se mit à bâiller comme un homme talonné par le sommeil. Il s’excusa gracieusement de quitter le salon et sortit ayant envie de dormir autant que de s’aller noyer : le démon de la curiosité lui écarquillait les yeux, et de sa main délicate ôtait le coton que le Chevalier avait dans les oreilles.
— Hé ! bien, Chesnel, y a-t-il quelque chose de nouveau ? dit mademoiselle Armande inquiète.
— Oui, reprit Chesnel, il s’agit de ces choses dont il est impossible de parler à monsieur le marquis : il tomberait foudroyé par une apoplexie.
— Dites donc, reprit-elle en penchant sa belle tête sur le dos de sa bergère et laissant aller ses bras le long de sa taille comme une personne qui attend le coup de la mort sans se défendre.
— Mademoiselle, monsieur le comte, qui a tant d’esprit, est le jouet de petites gens en train d’épier une grande vengeance : ils nous voudraient ruinés, humiliés ! Le Président du Tribunal, le sieur du Ronceret, a, comme vous savez, les plus hautes prétentions nobiliaires....
— Son grand-père était procureur, dit mademoiselle Armande.
— Je le sais, dit le notaire. Aussi ne l’avez-vous pas reçu chez vous ; il ne va pas non plus chez messieurs de Troisville, ni chez le duc de Gordon, ni chez le marquis de Casteran ; mais il est un des piliers du salon du Croisier. Monsieur Félicien du Ronceret, avec qui votre neveu peut frayer sans trop se compromettre (il lui faut des compagnons), eh ! bien, ce jeune homme est le conseiller de toutes ses folies, lui et deux ou trois autres qui sont du parti de votre ennemi, de l’ennemi de monsieur le Chevalier, de celui qui ne respire que vengeance contre vous et contre toute la noblesse. Tous espèrent vous ruiner par votre neveu, le voir tombé dans la boue. Cette conspiration est menée par ce sycophante de du Croisier qui fait le royaliste, sa pauvre femme ignore tout, vous la connaissez, je l’aurais su plus tôt si elle avait des oreilles pour entendre le mal. Pendant quelque temps, ces jeunes fous n’étaient pas dans le secret, ils n’y mettaient personne ; mais, à force de rire, les meneurs se sont compromis, les niais ont compris, et, depuis les dernières escapades du comte, ils se sont échappés à dire quelques mots quand ils étaient ivres. Ces mots m’ont été rapportés par des personnes chagrines de voir un si beau, un si noble et si charmant jeune homme se perdant à plaisir. Dans ce moment, on le plaint, dans quelques jours il sera... je n’ose....
— Méprisé, dites, dites, Chesnel ! s’écria douloureusement mademoiselle Armande.
— Hélas ! comment voulez-vous empêcher les meilleures gens de la ville, qui ne savent que faire du matin jusqu’au soir, de contrôler les actions de leur prochain ? Ainsi, les pertes de monsieur le comte au jeu, ont été calculées. Voilà, depuis deux mois, trente mille francs d’envolés ; et chacun se demande où il les prend. Quand on en parle devant moi, je vous les rappelle à l’ordre ! Ah ! mais.... Croyez-vous, leur disais-je ce matin, si l’on a pris les droits utiles et les terres de la maison d’Esgrignon, qu’on ait mis la main sur les trésors ? Le jeune comte a le droit de se conduire à sa guise ; et tant qu’il ne vous devra pas un sou, vous n’avez pas à dire un mot.
Mademoiselle Armande tendit sa main sur laquelle le vieux notaire mit un respectueux baiser.
— Bon Chesnel ! Mon ami, comment nous trouverez-vous des fonds pour ce voyage ? Victurnien ne peut aller à la Cour sans s’y tenir à son rang.
— Oh ! mademoiselle, j’ai emprunté sur le Jard.
— Comment, vous n’aviez plus rien ! Mon Dieu, s’écria-t-elle, comment ferons-nous pour vous récompenser ?
— En acceptant les cent mille francs que je tiens à votre disposition. Vous comprenez que l’emprunt a été secrètement mené pour ne pas vous déconsidérer. Aux yeux de la ville, j’appartiens à la maison d’Esgrignon.
Quelques larmes vinrent aux yeux de mademoiselle Armande ; Chesnel, les voyant, prit un pli de la robe de cette noble fille et le baisa.
— Ce ne sera rien, reprit-il, il faut que les jeunes gens jettent leur gourme. Le commerce des beaux salons de Paris changera le cours des idées du jeune homme. Et ici, vraiment, vos vieux amis sont les plus nobles cœurs, les plus dignes personnes du monde mais ils ne sont pas amusants. Monsieur le comte pour se désennuyer est obligé de descendre, et il finirait par s’encanailler.
Le lendemain la vieille voiture de voyage de la maison d’Esgrignon vit le jour, et fut envoyée chez le sellier pour être mise en état. Le jeune comte fut solennellement averti par son père, après le déjeuner, des intentions formées à son égard : il irait à la Cour demander du service au Roi ; en voyageant, il devait se déterminer pour une carrière quelconque. La marine ou l’armée de terre, les ministères ou les ambassades, la Maison du Roi, il n’avait qu’à choisir, tout lui serait ouvert. Le Roi saurait sans doute gré aux d’Esgrignon de ne lui avoir rien demandé, d’avoir réservé les faveurs du trône pour l’héritier de la maison.
Depuis ses folies le jeune d’Esgrignon avait flairé le monde parisien, et jugé la vie réelle. Comme il s’agissait pour lui de quitter la province et la maison paternelle, il écouta gravement l’allocution de son respectable père, sans lui répondre que l’on n’entrait ni dans la marine ni dans l’armée comme jadis ; que, pour devenir sous-lieutenant de cavalerie sans passer par les Écoles spéciales, il fallait servir dans les Pages ; que les fils des familles les plus illustres allaient à Saint-Cyr et à l’École Polytechnique, ni plus ni moins que les fils de roturiers, après des concours publics où les gentilshommes couraient la chance d’avoir le dessous avec les vilains. En éclairant son père, il pouvait ne pas avoir les fonds nécessaires pour un séjour à Paris, il laissa donc croire au marquis et à sa tante Armande qu’il aurait à monter dans les carrosses du Roi, à paraître au rang que s’attribuaient les d’Esgrignon au temps actuel, et à frayer avec les plus grands seigneurs. Marri de ne donner à son fils qu’un domestique pour l’accompagner, le marquis lui offrit son vieux valet Joséphin, un homme de confiance qui aurait soin de lui, qui veillerait fidèlement à ses affaires, et de qui le pauvre père se défaisait, espérant le remplacer auprès de lui par un jeune domestique.
— Souvenez-vous, mon fils, lui dit-il, que vous êtes un Carol, que votre sang est un sang pur de toute mésalliance, que votre écusson a pour devise : Il est nôtre ! qu’il vous permet d’aller partout la tête haute, et de prétendre à des reines. Rendez grâce à votre père, comme moi je fis au mien.
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