Nous devons à l’honneur de nos ancêtres, saintement conservé, de pouvoir regarder tout en face, et de n’avoir à plier le genou que devant une maîtresse, devant le Roi et devant Dieu. Voilà le plus grand de vos priviléges.

Le bon Chesnel avait assisté au déjeuner, il ne s’était pas mêlé des recommandations héraldiques, ni des lettres aux puissances du jour ; mais il avait passé la nuit à écrire à l’un de ses vieux amis, un des plus anciens notaires de Paris. La paternité factice et réelle que Chesnel portait à Victurnien serait incomprise, si l’on omettait de donner cette lettre, comparable peut-être au discours de Dédale à Icare. Ne faut-il pas remonter jusqu’à la mythologie pour trouver des comparaisons dignes de cet homme antique ?

 

« Mon cher et respectable Sorbier,

 

» Je me souviens, avec délices, d’avoir fait mes premières armes dans notre honorable carrière chez ton père, où tu m’as aimé, pauvre petit clerc que j’étais. C’est à ces souvenirs de cléricature, si doux à nos cœurs, que je m’adresse pour réclamer de toi le seul service que je t’aurai demandé dans le cours de notre longue vie, traversée par ces catastrophes politiques auxquelles j’ai dû peut-être l’honneur de devenir ton collègue. Ce service, je te le demande, mon ami, sur le bord de la tombe, au nom de mes cheveux blancs qui tomberaient de douleur, si tu n’obtempérais à mes prières. Sorbier, il ne s’agit ni de moi ni des miens. J’ai perdu la pauvre madame Chesnel et n’ai pas d’enfants. Hélas ! il s’agit de plus que ma famille, si j’en avais une ; il s’agit du fils unique de monsieur le marquis d’Esgrignon, de qui j’ai eu l’honneur d’être l’intendant au sortir de l’Étude, où son père m’avait envoyé, à ses frais, dans l’intention de me faire faire fortune. Cette maison, où j’ai été nourri, a subi tous les malheurs de la Révolution. J’ai pu lui sauver quelque bien, mais qu’est-ce en comparaison de l’opulence éteinte ? Sorbier, je ne saurais t’exprimer à quel point je suis attaché à cette grande maison que j’ai vue près de choir dans l’abîme des temps : la proscription, la confiscation, la vieillesse et point d’enfant ! Combien de malheurs ! Monsieur le marquis s’est marié, sa femme est morte en couches du jeune comte, il ne reste aujourd’hui de bien vivant que ce noble, cher et précieux enfant. Les destinées de cette maison résident en ce jeune homme, il a fait quelques dettes en s’amusant ici. Que devenir en province avec cent misérables louis ? oui, mon ami, cent louis, voilà où en est la grande maison d’Esgrignon. Dans cette extrémité, son père a senti la nécessité de l’envoyer à Paris y réclamer à la cour la faveur du Roi. Paris est un lieu bien dangereux pour la jeunesse. Il faut la dose de raison qui nous fait notaires pour y vivre sagement. Je serais d’ailleurs au désespoir de savoir ce pauvre enfant vivant des privations que nous avons connues. Te souviens-tu du plaisir avec lequel tu as partagé mon petit pain, au parterre du Théâtre-Français, quand nous y sommes restés un jour et une nuit pour voir la représentation du Mariage de Figaro ?aveugles que nous étions ! Nous étions heureux et pauvres, mais un noble ne saurait être heureux dans l’indigence. L’indigence d’un noble est une chose contre nature. Ah ! Sorbier, quand on a eu le bonheur d’avoir, de sa main, arrêté dans sa chute l’un des plus beaux arbres généalogiques du royaume, il est si naturel de s’y attacher, de l’aimer, de l’arroser, de vouloir le voir refleuri, que tu ne t’étonneras point des précautions que je prends, et de m’entendre réclamer le concours de tes lumières pour faire arriver à bien notre jeune homme. La maison d’Esgrignon a destiné la somme de cent mille francs aux frais du voyage entrepris par monsieur le comte. Tu le verras, il n’y a pas à Paris de jeune homme qui puisse lui être comparé ! Tu t’intéresseras à lui comme à un fils unique. Enfin je suis certain que madame Sorbier n’hésitera pas à te seconder dans la tutelle morale dont je t’investis. La pension de monsieur le comte Victurnien est fixée à deux mille francs par mois ; mais tu commenceras par lui en remettre dix mille pour ses premiers frais. Ainsi, la famille a pourvu à deux ans de séjour, hors le cas d’un voyage à l’étranger, pour lequel nous verrions alors à prendre d’autres mesures. Associe-toi, mon vieil ami, à cette œuvre, et tiens les cordons de la bourse un peu serrés. Sans admonester monsieur le comte, soumets-lui des considérations, retiens-le autant que tu pourras, et fais en sorte qu’il n’anticipe point d’un mois sur l’autre, sans de valables raisons, car il ne faudrait pas le désespérer dans une circonstance où l’honneur serait engagé. Informe-toi de ses démarches, de ce qu’il fait, des gens qu’il fréquentera ; surveille ses liaisons. Monsieur le Chevalier m’a dit qu’une danseuse de l’opéra coûtait souvent moins cher qu’une femme de la Cour. Prends des informations sur ce point, et retourne-moi ta réponse, Madame Sorbier pourrait, si tu es trop occupé, savoir ce que deviendra le jeune homme, où il ira.