Ce cher vidame était l’entrepôt de toutes les confidences, la gazette du faubourg ; discret néanmoins, et comme toutes les gazettes, ne disant que ce que l’on peut publier. Victurnien entendit encore professer les doctrines transcendantes du Chevalier. Le vidame dit à d’Esgrignon, sans le moindre détour, d’avoir des femmes comme il faut, et lui raconta ce qu’il faisait à son âge. Ce que le vidame de Pamiers se permettait alors, est si loin des mœurs modernes où l’âme et la passion jouent un si grand rôle, qu’il est inutile de le raconter à des gens qui ne le croiraient pas. Mais cet excellent vidame fit mieux, il dit en forme de conclusion à Victurnien : — Je vous donne à dîner demain au cabaret. Après l’Opéra où nous irons digérer, je vous mènerai dans une maison où vous trouverez des personnes qui ont le plus grand désir de vous voir. Le vidame lui donna un délicieux dîner au Rocher de Cancale, où il trouva trois invités seulement : de Marsay, Rastignac et Blondet. Émile Blondet était un compatriote du jeune comte, un écrivain qui tenait à la haute société par sa liaison avec une charmante jeune femme, arrivée de la province de Victurnien, cette demoiselle de Troisville mariée au comte de Montcornet, un des généraux de Napoléon qui avaient passé aux Bourbons. Le vidame professait une profonde mésestime pour les dîners où les convives dépassaient le nombre six. Selon lui, dans ce cas, il n’y avait plus ni conversation, ni cuisine, ni vins goûtés en connaissance de cause.
— Je ne vous ai pas appris encore où je vous mènerai ce soir, cher enfant, dit-il en prenant Victurnien par les mains et les lui tapotant. Vous irez chez mademoiselle des Touches, où seront en petit comité toutes les jeunes jolies femmes qui ont des prétentions à l’esprit. La littérature, l’art, la poésie, enfin les talents y sont en honneur. C’est un de nos anciens bureaux d’esprit, mais vernissé de morale monarchique, la livrée de ce temps-ci.
— C’est quelquefois ennuyeux et fatigant comme une paire de bottes neuves, mais il s’y trouve des femmes à qui l’on ne peut parler que là, dit de Marsay.
— Si tous les poètes qui viennent y décrotter leurs muses ressemblaient à notre compagnon, dit Rastignac en frappant familièrement sur l’épaule de Blondet, on s’amuserait. Mais l’ode, la ballade, les méditations à petits sentiments, les romans à grandes marges infestent un peu trop l’esprit et les canapés.
— Pourvu qu’ils ne gâtent pas les femmes et qu’ils corrompent les jeunes filles, dit de Marsay, je ne les hais pas.
— Messieurs, dit en souriant Blondet, vous empiétez sur mon champ littéraire.
— Tais-toi, tu nous as volé la plus charmante femme du monde heureux drôle, s’écria Rastignac, nous pouvons bien te prendre tes moins brillantes idées.
— Oui, le coquin est heureux, dit le vidame en prenant Blondet par l’oreille et la lui tortillant, mais Victurnien sera peut-être plus heureux ce soir.
— Déjà ! s’écria de Marsay. Le voilà depuis un mois ici, à peine a-t-il eu le temps de secouer la poudre de son vieux manoir, d’essuyer la saumure où sa tante l’avait conservé ; à peine a-t-il eu un cheval anglais un peu propre, un tilbury à la mode, un groom...
— Non, non, il n’a pas de groom, dit Rastignac en interrompant de Marsay ; il a une manière de petit paysan qu’il a amené de son endroit, et que Buisson, le tailleur qui comprend le mieux les habits de livrée, déclarait inhabile à porter une veste...
— Le fait est que vous auriez dû, dit gravement le vidame, vous modeler sur Beaudenord, qui a sur vous tous, mes petits amis, l’avantage de posséder le vrai tigre anglais...
— Voilà donc, messieurs, où en sont les gentilshommes en France, s’écria Victurnien. Pour eux la grande question est d’avoir un tigre, un cheval anglais et des babioles...
— Ouais, dit Blondet en montrant Victurnien,
Le bon sens de monsieur quelquefois m’épouvante.
Eh ! bien, oui, jeune moraliste, vous en êtes là. Vous n’avez même plus, comme le cher vidame, la gloire des profusions qui l’ont rendu célèbre il y a cinquante ans ! Nous faisons de la débauche à un second étage, rue Montorgueil. Il n’y a plus de guerre avec le Cardinal ni de camp du Drap d’or. Enfin, vous, comte d’Esgrignon, vous soupez avec un sieur Blondet, fils cadet d’un misérable juge de province, à qui vous ne donniez pas la main là-bas, et qui dans dix ans peut s’asseoir à côté de vous parmi les pairs du royaume. Après cela, croyez en vous, si vous pouvez !
— Eh ! bien, dit Rastignac, nous sommes passés du Fait à l’Idée, de la force brutale à la force intellectuelle, nous parlons...
— Ne parlons pas de nos désastres, dit le vidame, j’ai résolu de mourir gaiement. Si notre ami n’a pas encore de tigre, il est de la race des lions, il n’en a pas besoin.
— Il ne peut s’en passer, dit Blondet, il est trop nouvellement arrivé.
— Quoique son élégance soit encore neuve, nous l’adoptons, reprit de Marsay. Il est digne de nous, il comprend son époque, il a de l’esprit, il est noble, il est gentil, nous l’aimerons, nous le servirons, nous le pousserons...
— Où ? dit Blondet.
— Curieux ! répliqua Rastignac.
— Avec qui s’emménage-t-il ce soir ? demanda de Marsay.
— Avec tout un sérail, dit le vidame.
— Peste, qu’est-ce donc, reprit de Marsay, pour que le cher vidame nous tienne rigueur en tenant parole à l’infante ? j’aurais bien du malheur si je ne la connaissais pas.
— J’ai pourtant été fat comme lui, dit le vidame en montrant de Marsay.
Après le dîner, qui fut très-agréable, et sur un ton soutenu de charmante médisance et de jolie corruption, Rastignac et de Marsay accompagnèrent le vidame et Victurnien à l’Opéra pour pouvoir les suivre chez mademoiselle des Touches. Ces deux roués y allèrent à l’heure calculée où devait finir la lecture d’une tragédie, ce qu’ils regardaient comme la chose la plus malsaine à prendre entre onze heures et minuit. Ils venaient pour espionner Victurnien et le gêner par leur présence : véritable malice d’écolier, mais aigrie par le fiel du dandy jaloux. Victurnien avait cette effronterie de page qui aide beaucoup à l’aisance ; aussi, en observant le nouveau venu faisant son entrée, Rastignac s’étonna-t-il de sa prompte initiation aux belles manières du moment.
— Ce petit d’Esgrignon ira loin, n’est-ce pas ? dit-il à son compagnon.
— C’est selon, répondit de Marsay, mais il va bien.
Le vidame présenta le jeune comte à l’une des duchesses les plus aimables, les plus légères de cette époque, et dont les aventures ne firent explosion que cinq ans après. Dans tout l’éclat de sa gloire soupçonnée déjà de quelques légèretés, mais sans preuve, elle obtenait alors le relief que prête à une femme comme à un homme la calomnie parisienne : la calomnie n’atteint jamais les médiocrités qui enragent de vivre en paix. Cette femme était enfin la duchesse de Maufrigneuse, une demoiselle d’Uxelles, dont le beau-père existait encore, et qui ne fut princesse de Cadignan que plus tard. Amie de la duchesse de Langeais, amie de la vicomtesse de Beauséant, deux splendeurs disparues, elle était intime avec la marquise d’Espard, à qui elle disputait en ce moment la fragile royauté de la Mode.
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