Les ducs de Lenoncourt, de Chaulieu, de Navarreins, de Grandlieu, de Maufrigneuse, le prince de Blamont-Chauvry se firent alors un plaisir de présenter au Roi ce charmant débris d’une vieille famille. Victurnien vint aux Tuileries dans un magnifique équipage aux armes de sa maison ; mais sa présentation lui démontra que le Peuple donnait trop de soucis au Roi pour qu’il pensât à sa Noblesse. Il devina tout à coup l’ilotisme auquel la Restauration, bardée de ses vieillards éligibles et de ses vieux courtisans, avait condamné la jeunesse noble. Il comprit qu’il n’y avait pour lui de place convenable ni à la Cour, ni dans l’État, ni à l’armée, enfin nulle part. Il s’élança donc dans le monde des plaisirs. Produit à l’Élysée-Bourbon, chez la duchesse d’Angoulême, au pavillon Marsan, il rencontra partout les témoignages de politesse superficielle dus à l’héritier d’une vieille famille dont on se souvint quand on le vit. C’était encore beaucoup qu’un souvenir. Dans la distinction par laquelle on honorait Victurnien, il y avait la pairie et un beau mariage ; mais sa vanité l’empêcha de déclarer sa position, il resta sous les armes de sa fausse opulence. Il fut d’ailleurs si complimenté de sa tenue, si heureux de son premier succès, qu’une honte éprouvée par bien des jeunes gens, la honte d’abdiquer, lui conseilla de garder son attitude. Il prit un petit appartement dans la rue du Bac, avec une écurie, une remise et tous les accompagnements de la vie élégante à laquelle il se trouva tout d’abord condamné.
Cette mise en scène exigea cinquante mille francs, et le jeune comte les obtint contre toutes les prévisions du sage Chesnel, par un concours de circonstances imprévues. La lettre de Chesnel arriva bien à l’Étude de son ami ; mais son ami était décédé. En voyant une lettre d’affaires, madame Sorbier, veuve très-peu poétique, la remit au successeur du défunt. Maître Cardot, le nouveau notaire, dit au jeune comte que le mandat sur le Trésor serait nul, s’il était à l’ordre de son prédécesseur. En réponse à l’épître si longuement méditée par le vieux notaire de province, Maître Cardot écrivit une lettre quatre lignes, pour toucher, non pas Chesnel, mais la somme. Chesnel fit le mandat au nom du jeune notaire qui, peu susceptible d’épouser la sentimentalité de son correspondant et enchanté de se mettre aux ordres du comte d’Esgrignon, donna tout ce que lui demandait Victurnien. Ceux qui connaissent la vie de Paris savent qu’il ne faut pas beaucoup de meubles, de voitures, de chevaux et d’élégance pour employer cinquante mille francs ; mais ils doivent considérer que Victurnien eut immédiatement pour une vingtaine de mille francs de dettes chez ses fournisseurs, qui d’abord ne voulurent pas de son argent ; sa fortune étant assez promptement grossie par l’opinion publique et par Joséphin, espèce de Chesnel en livrée.
Un mois après son arrivée, Victurnien fut obligé d’aller reprendre une dizaine de mille francs chez son notaire. Il avait simplement joué au whist chez les ducs de Navarreins, de Chaulieu, de Lenoncourt, et au Cercle. Après avoir d’abord gagné quelques milliers de francs, il en eut bientôt perdu cinq ou six mille, et sentit la nécessité de se faire une bourse de jeu. Victurnien avait l’esprit qui plaît au monde et qui permet aux jeunes gens de grande famille de se mettre au niveau de toute élévation. Non-seulement il fut aussitôt admis comme un personnage dans la bande de la belle jeunesse ; mais encore il y fut envié. Quand il se vit l’objet de l’envie, il éprouva une satisfaction enivrante, peu faite pour lui inspirer des réformes. Il fut, sous ce rapport, insensé. Il ne voulut pas penser aux moyens, il puisa dans ses sacs comme s’ils devaient toujours se remplir, et se défendit à lui-même de réfléchir à ce qu’il adviendrait de ce système. Dans ce monde dissipé, dans ce tourbillon de fêtes, on admet les acteurs en scène sous leurs brillants costumes, s’en s’enquérir de leurs moyens : il n’y a rien de plus mauvais goût que de les discuter. Chacun doit perpétuer ses richesses comme la nature perpétue la sienne, en secret. On cause des détresses échues, on s’inquiète en raillant de la fortune de ceux que l’on ne connaît pas, mais on s’arrête là. Un jeune homme comme Victurnien, appuyé par les puissances du faubourg Saint-Germain, et à qui ses protecteurs eux-mêmes accordaient une fortune supérieure à celle qu’il avait, ne fût-ce que pour se débarrasser de lui, tout cela très-finement, très-élégamment, par un mot, par une phrase ; enfin un comte à marier, joli homme, bien pensant, spirituel, dont le père possédait encore les terres de son vieux marquisat et le château héréditaire, ce jeune homme est admirablement accueilli dans toutes les maisons où il y a des jeunes femmes ennuyées, des mères accompagnées de filles à marier, ou des belles danseuses sans dot. Le monde l’attira donc, en souriant, sur les premières banquettes de son théâtre. Les banquettes que les marquis d’autrefois occupaient sur la scène existent toujours à Paris où les noms changent, mais non les choses.
Victurnien retrouva dans la société du faubourg Saint-Germain où l’on se comptait avec le plus de réserve, le double du Chevalier, dans la personne du vidame de Pamiers. Le vidame était un chevalier de Valois élevé à la dixième puissance, entouré de tous les prestiges de la fortune, et jouissant des avantages d’une haute position.
1 comment