Les mœurs actuelles des théâtres ont fait des danseuses et des actrices quelque chose d’amusant comme une déclaration des Droits de la Femme, des poupées qui se promènent le matin en mères de famille vertueuses et respectables, avant de montrer leurs jambes le soir en pantalon collant dans un rôle d’homme. Du fond de son cabinet de province, le bon Chesnel avait bien deviné l’un des écueils sur lesquels le jeune comte pouvait se briser. La poétique auréole chaussée par madame de Maufrigneuse éblouit Victurnien qui fut cadenassé dans la première heure, attaché à cette ceinture de petite fille, accroché à ces boucles tournées par la main des fées. L’enfant déjà si corrompu crut à ce fatras de virginités en mousseline, à cette suave expression délibérée comme une loi dans les deux Chambres. Ne suffit-il pas que celui qui doit croire aux mensonges d’une femme y croie ? Le reste du monde a la valeur des personnages d’une tapisserie pour deux amants. La duchesse était, sans compliment, une des dix plus jolies femmes de Paris, avouées, reconnues. Vous savez qu’il y a dans le monde amoureux autant de plus jolies femmes de Paris, que de plus beaux livres de l’époque dans la littérature. A l’âge de Victurnien, la conversation qu’il eut avec la duchesse peut se soutenir sans trop de fatigue. Assez jeune et assez peu au fait de la vie parisienne, il n’eut pas besoin d’être sur ses gardes, ni de veiller sur ses moindres mots et sur ses regards. Ce sentimentalisme religieux, qui se traduit chez chaque interlocuteur en arrière-pensées très-drôlatiques, exclut la douce familiarité, l’abandon spirituel des anciennes causeries françaises : on s’y aime entre deux nuages. Victurnien avait précisément assez d’innocence départementale pour demeurer dans une extase fort convenable et non jouée qui plut à la duchesse, car les femmes ne sont pas plus les dupes des comédies que jouent les hommes que des leurs. Madame de Maufrigneuse estima, non sans effroi, l’erreur du jeune comte à six bons mois d’amour pur. Elle était si délicieuse à voir en colombe, étouffant la lueur de ses regards sous les franges dorées de ses cils, que la marquise d’Espard, en venant lui dire adieu, commença par lui souffler : « Bien ! très-bien ! ma chère ! » à l’oreille. Puis la belle marquise laissa sa rivale voyager sur la carte moderne du pays de Tendre, qui n’est pas une conception aussi ridicule que le pensent quelques personnes. Cette carte se regrave de siècle en siècle avec d’autres noms et mène toujours à la même capitale. En une heure de tête à tête public, dans un coin, sur un divan, la duchesse amena d’Esgrignon aux générosités scipionesques, aux dévouements amadisiens, aux abnégations du moyen âge qui commençait alors à montrer ses dagues, ses machicoulis, ses cottes, ses hauberts, ses souliers à la poulaine, et tout son romantique attirail de carton peint. Elle fut d’ailleurs admirable d’idées inexprimées, et fourrées dans le cœur de Victurnien comme des aiguilles dans une pelote, une à une, de façon distraite et discrète. Elle fut merveilleuse de réticences, charmante d’hypocrisie, prodigue de promesses subtiles qui fondaient à l’examen comme de la glace au soleil après avoir rafraîchi l’espoir, enfin très-perfide de désirs conçus et inspirés. Cette belle rencontre finit par le nœud coulant d’une invitation à venir la voir, passé avec ces manières chattemittes que l’écriture imprimée ne peindra jamais.
— Vous m’oublierez ! disait-elle, vous verrez tant de femmes empressées à vous faire la cour au lieu de vous éclairer... — Mais vous me reviendrez désabusé. — Viendrez-vous, auparavant ?.... Non. Comme vous voudrez. — Moi je dis tout naïvement que vos visites me plairaient beaucoup. Les gens qui ont de l’âme sont si rares, et je vous en crois. — Allons, adieu, l’on finirait par causer de nous si nous causions davantage.
A la lettre, elle s’envola. Victurnien ne resta pas long-temps après le départ de la duchesse ; mais il demeura cependant assez pour laisser deviner son ravissement par cette attitude des gens heureux, qui tient à la fois de la discrétion calme des inquisiteurs et de la béatitude concentrée des dévotes qui sortent absoutes du confessionnal.
— Madame de Maufrigneuse est allée au but assez lestement ce soir, dit la duchesse de Grandlieu, quand il n’y eut plus que six personnes dans le petit salon de mademoiselle des Touches : des Lupeaulx, un maître des requêtes en faveur auprès de la duchesse, Vandenesse, la vicomtesse de Grandlieu et madame de Sérisy.
— D’Esgrignon et Maufrigneuse sont deux noms qui devaient s’accrocher, répondit madame de Sérisy qui avait la prétention de dire des mots.
— Depuis quelques jours elle s’est mise au vert dans le platonisme, dit des Lupeaulx.
— Elle ruinera ce pauvre innocent, dit Charles de Vandenesse.
— Comment l’entendez-vous ? demanda mademoiselle des Touches.
— Oh ! moralement et financièrement, ca ne fait pas de doute, dit la vicomtesse en se levant.
Ce mot cruel eut de cruelles réalités pour le jeune comte d’Esgrignon. Le lendemain matin, il écrivit à sa tante une lettre où il lui peignit ses débuts dans le monde élevé du faubourg Saint-Germain sous les vives couleurs que jette le prisme de l’amour. Il expliqua l’accueil qu’il recevait partout, de manière à satisfaire l’orgueil de son père.
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