Le bonhomme avait l’habitude d’appuyer ses pieds sur la barre et de tisonner en digérant, il mangeait toujours trop : il aimait la bonne chère. Hélas ! sans ce petit défaut, n’eût-il pas été plus parfait qu’il n’est permis à un homme de l’être ? Il venait de prendre sa tasse de café, sa vieille gouvernante s’était retirée en emportant le plateau qui servait à cet usage depuis vingt ans ; il attendait ses clercs avant de sortir pour aller faire sa partie ; il pensait, ne demandez pas à qui ni à quoi ? Rarement une journée s’écoulait sans qu’il se fût dit : où est-il ? que fait-il ? Il le croyait en Italie avec la belle Maufrigneuse. Une des plus douces jouissances des hommes qui possèdent une fortune acquise et non transmise, est le souvenir des peines qu’elle a coûtées et l’avenir qu’ils donnent à leurs écus : ils jouissent à tous les temps du verbe. Aussi cet homme, dont les sentiments se résumaient par un attachement unique, avait-il de doubles jouissances en pensant que ses terres, si bien choisies, si bien cultivées, si péniblement achetées, grossiraient les domaines de la maison d’Esgrignon. A l’aise dans son vieux fauteuil, il se carrait dans ses espérances : il regardait tour à tour l’édifice élevé par ses pincettes avec des charbons ardents et l’édifice de la maison d’Esgrignon relevé par ses soins. Il s’applaudissait du sens qu’il avait donné à sa vie, en imaginant le jeune comte heureux. Chesnel ne manquait pas d’esprit, son âme n’agissait pas seule dans ce grand dévouement, il avait son orgueil, il ressemblait à ces nobles qui rebâtissent des piliers dans les cathédrales en y inscrivant leurs noms : il s’inscrivait dans la mémoire de la maison d’Esgrignon. On y parlerait du vieux Chesnel. En ce moment, sa vieille gouvernante entra en donnant les marques d’un effarouchement excessif.
— Est-ce le feu, Brigitte ? dit Chesnel.
— C’est quelque chose comme ça, répondit-elle. Voici monsieur du Croisier qui veut vous parler...
— Monsieur du Croisier, répéta le vieillard si cruellement atteint jusqu’au cœur par la froide lame du soupçon qu’il laissa tomber ses pincettes. Monsieur du Croisier ici, pensa-t-il, notre ennemi capital !
Du Croisier entrait alors avec l’allure d’un chat qui sent du lait dans un office. Il salua, prit le fauteuil que lui avançait le notaire, s’y assit tout doucettement, et présenta un compte de deux cent vingt-sept mille francs, intérêts compris, formant le total de l’argent avancé à monsieur Victurnien en lettres de change tirées sur lui, acquittées, et desquelles il réclamait le payement sous peine de poursuivre immédiatement avec la dernière rigueur l’héritier présomptif de la maison d’Esgrignon. Chesnel mania ces fatales lettres une à une, en demandant le secret à l’ennemi de la famille. L’ennemi promit de se taire, s’il était payé dans les quarante-huit heures : il était gêné, il avait obligé des manufacturiers. Du Croisier entama cette série de mensonges pécuniaires qui ne trompent ni les emprunteurs ni les notaires. Le bonhomme avait les yeux troublés, il retenait mal ses larmes, il ne pouvait payer qu’en hypothéquant ses biens pour le reste de leur valeur. En apprenant la difficulté qu’éprouverait son remboursement, du Croisier ne fut plus gêné, n’eut plus besoin d’argent, il proposa soudain au vieux notaire de lui acheter ses propriétés. Cette vente fut signée et consommée en deux jours. Le pauvre Chesnel ne put supporter l’idée de savoir l’enfant de la maison détenu pour dettes pendant cinq ans. Quelques jours après, il ne resta donc plus au notaire que son Étude, ses recouvrements et sa maison. Chesnel se promena, dépouillé de ses biens, sous les lambris en chêne noir de son cabinet, regardant les solives de châtaignier à filets sculptés, regardant sa treille par la fenêtre, ne pensant plus à ses fermes ni à sa chère campagne du Jard, non.
— Que deviendra-t-il ? Il faut le rappeler, le marier à une riche héritière, se disait-il les yeux troublés et la tête pesante.
Il ne savait comment aborder mademoiselle Armande ni en quels termes lui apprendre cette nouvelle. Lui, qui venait de solder le compte des dettes au nom de la famille, tremblait d’avoir à parler de ces choses. En allant de la rue du Bercail à l’hôtel d’Esgrignon, le bon vieux notaire était palpitant comme une jeune fille qui se sauve de la maison paternelle pour n’y revenir que mère et désolée. Mademoiselle Armande venait de recevoir une lettre charmante d’hypocrisie, où son neveu paraissait être l’homme du monde le plus heureux. Après être allé aux Eaux et en Italie avec madame de Maufrigneuse, Victurnien envoyait le journal de son voyage à sa tante. L’amour respirait dans toutes ses phrases. Tantôt une ravissante description de Venise et d’enchanteresses appréciations des chefs-d’œuvre de l’art italien ; tantôt des pages divines sur le Dôme de Milan, sur Florence ; ici la peinture des Apennins opposée à celle des Alpes, là des villages, comme celui de Chiavari, où l’on trouvait autour de soi le bonheur tout fait, fascinaient la pauvre tante qui voyait planant à travers ces contrées d’amour un ange dont la tendresse prêtait à ces belles choses un air enflammé. Mademoiselle Armande savourait cette lettre à longs traits, comme le devait une fille sage, mûrie au feu des passions contraintes, comprimées, victime des désirs offerts en holocauste sur l’autel domestique avec une joie constante. Elle n’avait pas l’air ange comme la duchesse, elle ressemblait alors à ces statuettes droites, minces, élancées, de couleur jaune, que les merveilleux artistes des cathédrales ont mises dans quelques angles, au pied desquelles l’humidité permet au liseron de croître et de les couronner par un beau jour d’une belle cloche bleue.
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