Cette lettre finissait par une phrase qui ressemblait si bien à une caisse ouverte et pleine d’écus au service de la noble maison d’Esgrignon, que Victurnien fit le geste de Sganarelle, de Mascarille et de tous ceux qui sentent des démangeaisons de conscience au bout des doigts. En se sachant un crédit illimité chez les Keller, il décacheta gaiement la lettre de Chesnel ; il s’attendait aux quatre pages pleines, à la remontrance débordant à pleins bords, il voyait déjà les mots habituels de prudence, honneur, esprit de conduite, etc., etc. Il eut le vertige en lisant ces mots :
« Monsieur le Comte,
» Il ne me reste, de toute ma fortune, que deux cent mille francs ; je vous supplie de ne pas aller au delà, si vous faites l’honneur de les prendre au plus dévoué des serviteurs de votre famille et qui vous présente ses respects.
» CHESNEL. »
— C’est un homme de Plutarque, se dit Victurnien en jetant la lettre sur sa table. Il éprouva du dépit, il se sentait petit devant tant de grandeur. — Allons, il faut se réformer, se dit-il.
Au lieu de dîner au Restaurant où il dépensait à chaque dîner, entre cinquante et soixante francs, il fit l’économie de dîner chez la duchesse de Maufrigneuse, à laquelle il raconta l’anecdote de la lettre.
— Je voudrais voir cet homme-là, dit-elle en faisant briller ses yeux comme deux étoiles fixes.
— Qu’en feriez-vous ?
— Mais je le chargerais de mes affaires.
Diane était divinement mise, elle voulut faire honneur de sa toilette à Victurnien qui fut fasciné par la légèreté avec laquelle elle traitait ses affaires, ou plus exactement ses dettes. Le joli couple alla aux Italiens. Jamais cette belle et séduisante femme ne parut plus séraphique ni plus éthérée. Personne dans la salle n’aurait pu croire aux dettes dont le chiffre avait été donné le matin même par de Marsay à d’Esgrignon. Aucun des soucis de la terre n’atteignait à ce front sublime, plein des fiertés féminines les mieux situées. Chez elle, un air rêveur semblait être le reflet de l’amour terrestre noblement étouffé. La plupart des hommes pariaient que le beau Victurnien en était pour ses frais, contre des femmes sûres de la défaite de leur rivale, et qui l’admiraient comme Michel-Ange admirait Raphaël, in petto ! Victurnien aimait Diane, selon celle-ci, à cause de ses cheveux, car elle avait la plus belle chevelure blonde de France ; selon celle-là, son principal mérite était sa blancheur, car elle n’était pas bien faite, mais bien habillée ; selon d’autres, d’Esgrignon l’aimait pour son pied, la seule chose qu’elle eût de bien, elle avait la figure plate. Mais ce qui peint étonnamment les mœurs actuelles de Paris : d’un côté, les hommes disaient que la duchesse fournissait au luxe de Victurnien ; de l’autre, les femmes donnaient à entendre que Victurnien payait, comme disait Rastignac, les ailes de cet ange. En revenant, Victurnien, à qui les dettes de la duchesse pesaient bien plus que les siennes, eut vingt fois sur les lèvres une interrogation pour entamer ce chapitre ; mais vingt fois elle expira devant l’attitude de cette créature divine à la lueur des lanternes de son coupé, séduisante de ces voluptés qui, chez elle, semblaient toujours arrachées violemment à sa pureté de madone. La duchesse ne commettait pas la faute de parler de sa vertu, ni de son état d’ange, comme les femmes de province qui l’ont imitée ; elle était bien plus habile, elle y faisait penser celui pour qui elle commettait de si grands sacrifices. Elle donnait, après six mois, l’air d’un péché capital au plus innocent baisement de main, elle pratiquait l’extorquement des bonnes grâces avec un art si consommé qu’il était impossible de ne pas la croire plus ange avant qu’après. Il n’y a que les Parisiennes assez fortes pour toujours donner un nouvel attrait à la lune et pour romantiser les étoiles, pour toujours rouler dans le même sac à charbon et en sortir toujours plus blanches. Là est le dernier degré de la civilisation intellectuelle et parisienne. Les femmes d’au delà le Rhin ou la Manche croient à ces sornettes quand elles les débitent, tandis que les Parisiennes y font croire leurs amants pour les rendre plus heureux en flattant toutes leurs vanités temporelles et spirituelles. Quelques personnes ont voulu diminuer le mérite de la duchesse, en prétendant qu’elle était la première dupe de ses sortiléges. Infâme calomnie ! La duchesse ne croyait à rien qu’à elle-même.
Au commencement de l’hiver, entre les années 1823 et 1824 Victurnien avait chez les Keller un débet de deux cent mille francs dont ni Chesnel, ni mademoiselle Armande ne savaient rien. Pour mieux cacher la source où il puisait, il s’était fait envoyer de temps à autre deux mille écus par Chesnel ; il écrivit des lettres mensongères à son pauvre père et à sa tante qui vivaient heureux, abusés comme la plupart des gens heureux. Une seule personne était dans le secret de l’horrible catastrophe que l’entraînement fascinateur de la vie parisienne avait préparé à cette grande et noble famille. Du Croisier, en passant le soir devant le Cabinet des Antiques, se frottait les mains de joie, il espérait arriver à ses fins. Ses fins n’étaient plus la ruine mais le déshonneur de la maison d’Esgrignon, il avait alors l’instinct de sa vengeance, il la flairait ! Enfin il en fut sûr dès qu’il sut au jeune comte des dettes sous le poids desquelles cette jeune âme devait succomber. Il commença par assassiner celui de ses ennemis qui lui était le plus antipathique, le vénérable Chesnel. Ce bon vieillard habitait rue du Bercail une maison à toits très-élevés, à petite cour pavée, le long des murs de laquelle montaient des rosiers jusqu’au premier étage. Derrière, était un jardinet de province, entouré de murs humides et sombres, divisé en plates-bandes par des bordure en buis. La porte, grise et proprette, avait cette barrière à claire-voie armée de sonnettes, qui dit autant que les panonceaux : ici respire un notaire. Il était cinq heures et demie du soir, moment où le vieillard digérait son dîner. Chesnel était dans son vieux fauteuil de cuir noir, devant son feu ; il avait chaussé l’armure de carton peint, figurant une botte, avec laquelle il préservait ses jambes du feu.
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