Il laissa la lettre de du Croisier ouverte sur son lit : il était neuf heures quand Joséphin la lui remit, et il avait dormi au retour de l’opéra, quoique ses meubles fussent saisis. Mais il avait passé par le voluptueux réduit où la duchesse et lui se retrouvaient pour quelques heures après les fêtes de la Cour, après les bals les plus éclatants, les soirées les plus splendides. Les apparences étaient très-habilement sauvées. Ce réduit était une mansarde vulgaire en apparence, mais que les Péris de l’Inde avaient décorée, et où madame de Maufrigneuse était obligée en entrant de baisser sa tête chargée de plumes ou de fleurs. A la veille de périr, le comte avait voulu dire adieu à ce nid élégant, bâti par lui qui en avait fait une poésie digne de son ange, et où désormais les œufs enchantés, brisés par le malheur, n’écloraient plus en blanches colombes, en bengalis brillants, en flamants roses, en mille oiseaux fantastiques qui voltigent encore au-dessus de nos têtes pendant les derniers jours de la vie. Hélas ! dans trois jours il fallait fuir, les poursuites pour des lettres de change données à des usuriers étaient arrivées au dernier terme. Il lui passa par la cervelle une atroce idée : Fuir avec la duchesse, aller vivre dans un coin ignoré, au fond de l’Amérique du Nord ou du Sud ; mais fuir avec une fortune, et en laissant les créanciers nez à nez avec leurs titres. Pour réaliser ce plan, il suffisait de couper ce bas de lettre signée du Croisier, d’en faire un effet et de le porter chez les Keller. Ce fut un combat affreux, où il y eut des larmes répandues et où l’honneur de la race triompha, mais sous condition. Victurnien voulut être sûr de sa belle Diane, il subordonna l’exécution de son plan à l’assentiment qu’elle donnerait à leur fuite. Il vint chez la duchesse, rue du Faubourg-Saint-Honoré, il la trouva dans un de ses négligés coquets qui lui coûtaient autant de soins que d’argent, et qui lui permettaient de commencer son rôle d’ange dès onze heures du matin.

Madame de Maufrigneuse était à demi pensive : mêmes inquiétudes la dévoraient, mais elle les supportait avec courage. Parmi les organisations diverses que les physiologistes ont remarquées chez les femmes, il en est une qui a je ne sais quoi de terrible, qui comporte une vigueur d’âme, une lucidité d’aperçus, une promptitude de décision, une insouciance, ou plutôt un parti pris sur certaines choses dont s’effraierait un homme. Ces facultés sont cachées sous les dehors de la faiblesse la plus gracieuse. Ces femmes, seules entre les femmes, offrent la réunion ou plutôt le combat de deux êtres que Buffon ne reconnaissait existants que chez l’homme. Les autres femmes sont entièrement femmes ; elles sont entièrement tendres, entièrement mères, entièrement dévouées, entièrement nulles ou ennuyeuses ; leurs nerfs sont d’accord avec leur sang et le sang avec leur tête ; mais les femmes comme la duchesse peuvent arriver à tout ce que la sensibilité a de plus élevé, et faire preuve de la plus égoïste insensibilité. L’une des gloires de Molière est d’avoir admirablement peint, d’un seul côté seulement, ces natures de femmes dans la plus grande figure qu’il ait taillée en plein marbre : Célimène ! Célimène, qui représente la femme aristocratique, comme Figaro, cette seconde édition de Panurge, représente le peuple. Ainsi, accablée sous le poids de dettes énormes, la duchesse s’était ordonnée à elle-même, absolument comme Napoléon oubliait et reprenait à volonté le fardeau de ses pensées, de ne songer à cette avalanche de soucis qu’en un seul moment et pour prendre un parti définitif. Elle avait la faculté de se séparer d’elle-même et de contempler le désastre à quelques pas, au lieu de se laisser enterrer dessous. C’était, certes, grand, mais horrible dans une femme. Entre l’heure de son réveil où elle avait retrouvé toutes ses idées, et l’heure où elle s’était mise à sa toilette, elle avait contemplé le danger dans toute son étendue, la possibilité d’une chute épouvantable. Elle méditait : la fuite en pays étranger, ou aller au Roi et lui déclarer sa dette, ou séduire un riche banquier et payer, en jouant à la Bourse, avec l’or qu’il lui donnerait, le Juif serait assez spirituel pour n’apporter que des bénéfices, et ne jamais parler de pertes, délicatesse qui gazerait tout. Ces divers moyens, cette catastrophe, tout avait été délibéré froidement, avec calme, sans trépidation. De même qu’un naturaliste prend le plus magnifique des lépidoptères, et le fiche sur du coton avec une épingle, madame de Maufrigneuse avait ôté son amour de son cœur pour penser à la nécessité du moment, prête à reprendre sa belle passion sur sa ouate immaculée quand elle aurait sauvé sa couronne de duchesse. Point de ces hésitations que Richelieu ne confiait qu’au père Joseph, que Napoléon cacha d’abord à tout le monde, elle s’était dit : ou ceci ou cela. Elle était au coin de son feu, commandant sa toilette pour aller au Bois, si le temps le permettait, quand Victurnien entra.

Malgré ses capacités étouffées et son esprit si vif, le comte était comme aurait dû être cette femme : il avait des palpitations au cœur, il suait dans son harnais de dandy, il n’osait encore porter une main sur une pierre angulaire qui, retirée, allait faire crouler la pyramide de leur nouvelle existence. Il lui en coûtait tant d’avoir une certitude ! Les hommes les plus forts aiment à se tromper eux-mêmes sur certaines choses où la vérité connue les humilierait, les offenserait d’eux à eux. Victurnien força sa propre incertitude à venir sur le terrain en lâchant une phrase compromettante.

— Qu’avez-vous ? avait été le premier mot de Diane de Maufrigneuse à l’aspect de son cher Victurnien.

— Mais, ma chère Diane, je suis dans un si grand embarras qu’un homme au fond de l’eau, et à sa dernière gorgée, est heureux en comparaison de moi.

— Bah ! fit-elle, des misères, vous êtes un enfant. Voyons, dites ?

— Je suis perdu de dettes, et arrivé au pied du mur.

— N’est-ce que cela ? dit-elle en souriant. Toutes les affaires d’argent s’arrangent d’une manière ou de l’autre, il n’y a d’irréparable que les désastres du cœur.

Mis à l’aise par cette compréhension subite de sa position, Victurnien déroula la brillante tapisserie de sa vie pendant ces trente mois, mais à l’envers et avec talent d’ailleurs, avec esprit surtout.