Il déploya dans son récit cette poésie du moment qui ne manque à personne dans les grandes crises, et sut le vernir d’un élégant mépris pour les choses et les hommes. Ce fut aristocratique. La duchesse écoutait comme elle savait écouter, le coude appuyé sur son genou levé très-haut. Elle avait le pied sur un tabouret. Ses doigts étaient mignonnement groupés autour de son joli menton. Elle tenait ses yeux attachés aux yeux du comte ; mais des myriades de sentiments passaient sous leur bleu comme des lueurs d’orage entre deux nuées. Elle avait le front calme, la bouche sérieuse d’attention, sérieuse d’amour, les lèvres nouées aux lèvres de Victurnien. Être écouté ainsi, voyez-vous, c’était à croire que l’amour divin émanait de ce cœur. Aussi, quand le comte eut proposé la fuite à cette âme attachée à son âme, fut-il obligé de s’écrier : Vous êtes un ange ! La belle Maufrigneuse répondait sans avoir encore parlé.

— Bien, bien, dit la duchesse qui au lieu d’être livrée à l’amour qu’elle exprimait était livrée à de profondes combinaisons qu’elle gardait pour elle, il ne s’agit pas de cela, mon ami... (L’ange n’était plus que cela.).... Pensons à vous. Oui, nous partirons, le plus tôt sera le mieux. Arrangez tout : je vous suivrai. C’est beau de laisser là Paris et le monde. Je vais faire mes préparatifs de manière que l’on ne puisse rien soupçonner.

Ce mot : Je vous suivrai ! fut dit comme l’eût dit à cette époque la Mars pour faire tressaillir deux mille spectateurs. Quand une duchesse de Maufrigneuse offre dans une pareille phrase un pareil sacrifice à l’amour, elle a payé sa dette. Est-il possible de lui parler de détails ignobles ? Victurnien put d’autant mieux cacher les moyens qu’il comptait employer, que Diane se garda bien de le questionner : elle resta conviée, comme le disait de Marsay, au banquet couronné de roses que tout homme devait lui apprêter. Victurnien ne voulut pas s’en aller sans que cette promesse fût scellée : il avait besoin de puiser du courage dans son bonheur pour se résoudre à une action qui serait, se disait-il, mal interprétée ; mais il compta, ce fut sa raison déterminante, sur sa tante et sur son père pour étouffer l’affaire, il comptait même encore sur Chesnel pour inventer quelque transaction. D’ailleurs, cette affaire était le seul moyen de faire un emprunt sur les terres de la famille. Avec trois cent mille francs, le comte et la duchesse iraient vivre heureux, cachés, dans un palais à Venise, ils y oublieraient l’univers ! ils se racontèrent leur roman par avance.

Victurnien d'Esgrignon et la duchesse de Maufrigneuse

Le lendemain, Victurnien fit un mandat de trois cent mille francs, et le porta chez les Keller. Les Keller payèrent, ils avaient, en ce moment, des fonds à du Croisier ; mais ils le prévinrent par une lettre qu’il ne tirât plus sur eux, sans avis. Du Croisier, très-étonné, demanda son compte, on le lui envoya. Ce compte lui expliqua tout : sa vengeance était échue.

Quand Victurnien eut son argent, il le porta chez madame de Maufrigneuse, qui serra dans son secrétaire les billets de banque et voulut dire adieu au monde en voyant une dernière fois l’opéra. Victurnien était rêveur, distrait, inquiet, il commençait à réfléchir. Il pensait que sa place dans la loge de la duchesse pouvait lui coûter cher, qu’il ferait mieux, après avoir mis les trois cent mille francs en sûreté, de courir la poste et de tomber aux pieds de Chesnel en lui avouant son embarras. Avant de sortir, la duchesse ne put s’empêcher de jeter à Victurnien un adorable regard où éclatait le désir de faire encore quelques adieux à ce nid qu’elle aimait tant ! Le trop jeune comte perdit une nuit. Le lendemain, à trois heures, il était à l’hôtel de Maufrigneuse, et venait prendre les ordres de la duchesse pour partir au milieu de la nuit.

— Pourquoi partirions-nous ? dit-elle. J’ai bien pensé à ce projet. La vicomtesse de Beauséant et la duchesse de Langeais ont disparu. La fuite aurait quelque chose de bien vulgaire.