— Monsieur, dit le vieillard d’un air effaré, vous ne pouvez pas rentrer chez vous, la Justice est venue pour vous arrêter...

Victurnien mit le compte de cette arrestation sur le mandat qui ne pouvait pas encore être arrivé chez le Procureur du roi, et non sur ses véritables lettres de change qui se remuaient depuis quelques jours sous forme de jugements en règle et que la main des Gardes du Commerce mettait en scène avec accompagnement d’espions, de recors, de juges de paix, commissaires de police, gendarmes et autres représentants de l’Ordre social. Comme la plupart des criminels, Victurnien ne pensait plus qu’à son crime.

— Je suis perdu, s’écria-t-il.

— Non, monsieur le comte, poussez en avant, allez à l’hôtel du Bon Lafontaine, rue de Grenelle. Vous y trouverez mademoiselle Armande qui est arrivée, les chevaux sont mis à sa voiture, elle vous attend et vous emmènera.

Dans son trouble, Victurnien saisit cette branche offerte à portée de sa main, au sein de ce naufrage, il courut à cet hôtel, y trouva, y embrassa sa tante qui pleurait comme une Madeleine : on eût dit la complice des fautes de son neveu. Tous deux montèrent en voiture, et quelques instants après ils se trouvèrent hors Paris, sur la route de Brest. Victurnien anéanti demeurait dans un profond silence. Quand la tante et le neveu se parlèrent, ils furent l’un et l’autre victimes du fatal quiproquo qui avait jeté sans réflexion Victurnien dans les bras de mademoiselle Armande : le neveu pensait à son faux, la tante pensait aux dettes et aux lettres de change.

— Vous savez tout, ma tante, lui dit-il.

— Oui, mon pauvre enfant, mais nous sommes là. Dans ce moment-ci, je ne te gronderai pas, reprends courage.

— Il faudra me cacher.

— Peut-être. Oui, cette idée est excellente.

— Si je pouvais entrer chez Chesnel sans être vu, en calculant notre arrivée au milieu de la nuit ?

— Ce sera mieux, nous serons plus libres de tout cacher à mon frère. Pauvre ange ! comme il souffre, dit-elle en caressant cet indigne enfant.

— Oh ! maintenant je comprends le déshonneur, il a refroidi mon amour.

— Malheureux enfant ! tant de bonheur et tant de misère !

Mademoiselle Armande tenait la tête brûlante de son neveu sur sa poitrine, elle baisait ce front en sueur malgré le froid, comme les saintes femmes durent baiser le front du Christ en le mettant dans son suaire. Selon son excellent calcul, cet enfant prodigue fut nuitamment introduit dans la paisible maison de la rue du Bercail ; mais le hasard fit qu’en y venant, il se jetait, suivant une expression proverbiale, dans la gueule du loup. Chesnel avait la veille traité de son Étude avec le premier clerc de monsieur Lepressoir, le notaire des Libéraux, comme il était le notaire de l’aristocratie. Ce jeune clerc appartenait à une famille assez riche pour pouvoir donner à Chesnel une somme importante en à-compte, cent mille francs.

— Avec cent mille francs, se disait en ce moment le vieux notaire qui se frottait les mains, on éteint bien des créances. Le jeune homme a des dettes usuraires, nous le renfermerons ici. J’irai là-bas, moi, faire capituler ces chiens-là.

Chesnel, l’honnête Chesnel, le vertueux Chesnel, le digne Chesnel appelait des chiens les créanciers de son enfant d’amour, le comte Victurnien. Le futur notaire quittait la rue du Bercail, lorsque la calèche de mademoiselle Armande y entrait. La curiosité naturelle à tout jeune homme qui eût vu, dans cette ville, à cette heure, une calèche s’arrêtant à la porte du vieux notaire, était suffisamment éveillée pour faire rester le premier clerc dans l’enfoncement d’une porte, d’où il aperçut mademoiselle Armande.

— Mademoiselle Armande d’Esgrignon, à cette heure ? Que se passe-t-il donc chez les d’Esgrignon ? se dit-il.

A l’aspect de mademoiselle, Chesnel la reçut assez mystérieusement, en rentrant la lumière qu’il tenait à la main. En voyant Victurnien, au premier mot que lui dit à l’oreille mademoiselle Armande, le bonhomme comprit tout ; il regarda dans la rue, la trouva silencieuse et tranquille, il fit un signe, le jeune comte s’élança de la calèche dans la cour. Tout fut perdu, la retraite de Victurnien était connue du successeur de Chesnel.

— Ah ! monsieur le comte, s’écria l’ex-notaire quand Victurnien fut installé dans une chambre qui donnait dans le cabinet de Chesnel et où l’on ne pouvait pénétrer qu’en passant sur le corps du bonhomme.

— Oui, monsieur, répondit le jeune homme en comprenant l’exclamation de son vieil ami, je ne vous ai pas écouté, je suis au fond d’un abîme où il faudra périr.

— Non, non, dit le bonhomme en regardant triomphalement mademoiselle Armande et le comte. J’ai vendu mon Étude. Il y avait bien long-temps que je travaillais et que je pensais à me retirer. J’aurai demain, à midi, cent mille francs avec lesquels on peut arranger bien des choses. Mademoiselle, dit-il, vous êtes fatiguée, remontez en voiture, et rentrez vous coucher. A demain les affaires.

— Il est en sûreté ? répondit-elle en montrant Victurnien.

— Oui, dit le vieillard.

Elle, embrassa son neveu, lui laissa quelques larmes sur le front, et partit.

— Mon bon Chesnel, à quoi serviront vos cent mille francs dans la situation où je me trouve ? dit le comte à son vieil ami quand ils se mirent à causer d’affaires. Vous ne connaissez pas, je le crois, l’étendue de mes malheurs.

Victurnien expliqua son affaire. Chesnel resta foudroyé. Sans la force de son dévouement, il aurait succombé sous ce coup. Deux ruisseaux de larmes coulèrent de ces yeux, qu’on aurait cru desséchés. Il redevint enfant pour quelques instants.