Pendant quelques instants il fut insensé comme un homme qui verrait brûler sa maison, et à travers une fenêtre, flamber le berceau de ses enfants, et leur cheveux siffler en se consumant. Il se dressa en pied, eût dit Amyot, il sembla grandir, il leva ses vieilles mains, il les agita par des gestes désespérés et fous.
— Que votre père meure sans jamais rien savoir, jeune homme ! C’est assez d’être faussaire, ne soyez point parricide ? Fuir ? Non, ils vous condamneraient par contumace. Malheureux enfant, pourquoi n’avez-vous pas contrefait ma signature à moi ? Moi j’aurais payé, je n’aurais pas porté le titre chez le Procureur du Roi ? Je ne puis plus rien. Vous m’avez acculé dans le dernier trou de l’Enfer. Du Croisier ! que devenir ? que faire ? Si vous aviez tué quelqu’un, cela s’excuse encore ; mais un faux ! un faux. Et le temps, le temps qui s’envole, dit-il en montrant sa vieille pendule par un geste menaçant. Il faut un faux passe-port, maintenant : le crime attire le crime. Il faut... dit-il en faisant une pause, il faut avant tout sauver la Maison d’Esgrignon.
— Mais, s’écria Victurnien, l’argent est encore chez madame de Maufrigneuse.
— Ah ! s’écria Chesnel. Eh ! bien, il y a quelque espoir bien faible : pourrons-nous attendrir du Croisier, l’acheter ? il aura, s’il les veut, tous les biens de la Maison. J’y vais, je vais le réveiller, lui offrir tout. D’ailleurs, ce n’est pas vous qui aurez fait le faux, ce sera moi. J’irai aux galères, j’ai passé l’âge des galères, on ne pourra que me mettre en prison.
— Mais j’ai écrit le corps du mandat, dit Victurnien sans s’étonner de ce dévouement insensé.
— Imbécile ! Pardon, monsieur le comte. Il fallait le faire écrire par Joséphin, s’écria le vieux notaire enragé. C’est un bon garçon, il aurait eu tout sur le dos. C’est fini, le monde croule, reprit le vieillard affaissé qui s’assit. Du Croisier est un tigre, gardons-nous de le réveiller. Quelle heure est-il ? où est le mandat ? à Paris, on le rachèterait chez les Keller, ils s’y prêteraient. Ah ! c’est une affaire où tout est péril, une seule fausse démarche nous perd. En tout cas, il faut l’argent. Allons, personne ne vous sait ici, vivez enterré dans la cave, s’il le faut. Moi, je vais à Paris, j’y cours, j’entends venir la malle-poste de Brest.
En un moment, le vieillard retrouva les facultés de sa jeunesse, son agilité, sa vigueur : il se fit un paquet de voyage, prit de l’argent, mit un pain de six livres dans la petite chambre, et y enferma son enfant d’adoption.
— Pas de bruit, lui dit-il, restez là jusqu’à mon retour, sans lumière la nuit, ou sinon vous allez au bagne ! M’entendez-vous, monsieur le comte ? oui, au bagne, si, dans une ville comme la nôtre, quelqu’un vous savait là.
Puis Chesnel sortit de chez lui, après avoir ordonné à la gouvernante de le dire malade, de ne recevoir personne, de renvoyer tout le monde, et de remettre toute espèce d’affaire à trois jours. Il alla séduire le directeur de la poste, lui raconta un roman, car il eut le génie d’un romancier habile : il obtint, au cas où il y aurait une place, d’être pris sans passe-port ; et il se fit promettre le secret sur ce départ précipité. La malle arriva très-heureusement vide.
Débarqué, le lendemain dans la nuit à Paris, le notaire se trouvait à neuf heures du matin chez les Keller, il y apprit que le fatal mandat était retourné depuis trois jours à du Croisier ; mais tout en prenant ses informations, il n’y avait rien dit de compromettant. Avant de quitter les banquiers, il leur demanda si, en rétablissant les fonds, ils pouvaient faire revenir cette pièce. François Keller répondit que la pièce appartenait à du Croisier, qui seul était maître de la garder ou de la renvoyer. Le vieillard au désespoir alla chez la duchesse.
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