Chacun sentait la gravité d’une affaire semblable et n’osait en parler ouvertement. L’attachement de madame du Croisier à la haute noblesse était d’ailleurs si connu qu’à peine se hasarda-t-on à chuchoter quelque chose du malheur qui arrivait aux d’Esgrignon en demandant des éclaircissements. Les principaux intéressés attendirent, pour en causer, l’heure à laquelle la bonne madame du Croisier faisait sa retraite vers sa chambre à coucher, où elle accomplissait ses devoirs religieux loin des regards de son mari. Au moment où la dame du logis disparut, les adhérents de du Croisier qui connaissaient le secret et les plans de ce grand industriel se comptèrent, ils virent encore dans le salon des personnes que leurs opinions ou leurs intérêts rendaient suspectes, ils continuèrent à jouer. Vers onze heures et demie, il ne resta plus que les intimes, monsieur Sauvager, monsieur Camusot, le Juge d’Instruction et sa femme, monsieur et madame du Ronceret, leur fils Félicien, monsieur et madame du Coudrai, Joseph Blondet, fils aîné d’un vieux juge, en tout dix personnes.
On raconte que Talleyrand, dans une fatale nuit, à trois heures du matin, jouant chez la duchesse de Luynes, interrompit le jeu, posa sa montre sur la table, demanda aux joueurs si le prince de Condé avait d’autre enfant que le duc d’Enghien. — Pourquoi demandez-vous une chose que vous savez si bien ? répondit madame de Luynes. — C’est que si le prince n’a pas d’autre enfant, la maison de Condé est finie. Après un moment de silence, on reprit le jeu. Ce fut par un mouvement semblable que procéda le Président du Ronceret, soit qu’il connût ce trait de l’histoire contemporaine, soit que les petits esprits ressemblent aux grands dans les expressions de la vie politique. Il regarda sa montre, et dit en interrompant le boston : — En ce moment, on arrête monsieur le comte d’Esgrignon, et cette maison si fière est à jamais déshonorée.
— Vous avez donc mis la main sur l’enfant, s’écria joyeusement du Coudrai.
Tous les assistants, moins le Président, le Substitut et du Croisier, manifestèrent un étonnement subit.
— Il vient d’être arrêté dans la maison de Chesnel où il s’était caché, dit le Substitut en prenant l’air d’un homme capable et méconnu qui devrait être ministre de la Police.
Ce monsieur Sauvager, premier Substitut, était un jeune homme de vingt-cinq ans, maigre et grand, à figure longue et olivâtre, à cheveux noirs et crépus, les yeux enfoncés et bordés en dessous d’un large cercle brun répété au-dessus par ses paupières ridées et bistrées. Il avait un nez d’oiseau de proie, une bouche serrée, les joues laminées par l’étude et creusées par l’ambition. Il offrait le type de ces êtres secondaires à l’affût des circonstances, prêts à tout faire pour parvenir, mais en se tenant dans les limites du possible et dans le décorum de la légalité. Son air important annonçait admirablement sa faconde servile. Le secret de la retraite du jeune comte lui avait été dit par le successeur de Chesnel, et il en faisait honneur à sa pénétration. Cette nouvelle parut vivement surprendre le Juge d’Instruction, monsieur Camusot qui, sur le réquisitoire de Sauvager, avait décerné le mandat d’arrêt si promptement exécuté. Camusot était un homme d’environ trente ans, petit, déjà gras, blond, à chair molle, à teint livide comme celui de presque tous les magistrats qui vivent enfermés dans leurs cabinets ou leurs salles d’audience. Il avait de petits yeux jaune clair, pleins de cette défiance qui passe pour de la ruse.
Madame Camusot regarda son mari comme pour lui dire : — N’avais-je pas raison ?
— Ainsi l’affaire aura lieu ? dit le Juge d’Instruction.
— En douteriez-vous ? reprit du Coudrai. Tout est fini puisqu’on tient le comte.
— Il y a le Jury, dit monsieur Camusot. Pour cette affaire, monsieur le Préfet saura le composer de manière que avec les récusations ordonnées au Parquet et celles de l’accusé, il ne reste que des personnes favorables à l’acquittement. Mon avis serait de transiger, dit-il en s’adressant à du Croisier.
— Transiger, dit le Président, mais la Justice est saisie.
— Acquitté ou condamné, le comte d’Esgrignon n’en sera pas moins déshonoré, dit le Substitut.
— Je suis partie civile, dit du Croisier, j’aurai Dupin l’aîné. Nous verrons comment la maison d’Esgrignon se tirera de ses griffes.
— Elle saura se défendre et choisir un avocat à Paris, elle vous opposera Berryer, dit madame Camusot. A bon chat, bon rat.
Du Croisier, monsieur Sauvager et le Président du Ronceret regardèrent le Juge d’Instruction en proie à une même pensée. Le ton et la manière avec lesquels la jeune femme jeta son proverbe à la face des huit personnes qui complotaient la perte de la maison d’Esgrignon leur causèrent des émotions que chacune d’elles dissimula comme savent dissimuler les gens de province, habitués par leur cohérence continue aux ruses de la vie monacale. La petite madame Camusot remarqua le changement des visages qui se composèrent dès que l’on eut flairé l’opposition probable du juge aux desseins de du Croisier. En voyant son mari dévoiler le fond de sa pensée, elle avait voulu sonder la profondeur de ces haines, et deviner par quel intérêt du Croisier s’était attaché le premier Substitut qui avait agi si précipitamment et si contrairement aux vues du Pouvoir.
— Dans tous les cas, dit-elle, si dans cette affaire il vient de Paris des avocats célèbres, elle nous promet des séances de Cour d’Assises bien intéressantes ; mais l’affaire expirera entre le Tribunal et la Cour royale. Il est à croire que le Gouvernement fera secrètement tout ce qu’on peut faire pour sauver un jeune homme qui appartient à de grandes familles, et qui a la duchesse de Maufrigneuse pour amie. Ainsi je ne crois pas que nous ayons de scandale à Landernau.
— Comme vous y allez, madame ! dit sévèrement le Président. Croyez-vous que le Tribunal qui instruira l’affaire et la jugera d’abord, soit influençable par des considérations étrangères à la justice ?
— L’événement prouve le contraire, dit-elle avec malice en regardant le Substitut et le Président qui lui jetèrent un regard froid.
— Expliquez-vous, madame ? dit le Substitut.
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