A cette heure, madame de Maufrigneuse ne recevait personne. Chesnel sentait le prix du temps, il s’assit dans l’antichambre, écrivit quelques lignes, et les fit parvenir à madame de Maufrigneuse, en séduisant, en fascinant, en intéressant, en commandant les domestiques les plus insolents, les plus inaccessibles du monde. Quoiqu’elle fût encore au lit, la duchesse, au grand étonnement de sa maison, reçut dans sa chambre le vieil homme en culottes noires, en bas drapés, en souliers agrafés.
— Qu’y a-t-il, monsieur, dit-elle en se posant dans son désordre, que veut-il de moi, l’ingrat ?
— Il y a, madame la duchesse, s’écria le bonhomme, que vous avez cent mille écus à nous.
— Oui, dit-elle. Que signifie...
— Cette somme est le résultat d’un faux qui nous mène aux galères, et que nous avons fait par amour pour vous, dit vivement Chesnel. Comment ne l’avez-vous pas deviné, vous qui êtes si spirituelle ? Au lieu de gronder le jeune homme, vous auriez dû le questionner, et le sauver en l’arrêtant à propos. Maintenant, Dieu veuille que le malheur ne soit pas irréparable ! Nous allons avoir besoin de tout votre crédit auprès du Roi.
Aux premiers mots qui lui expliquèrent l’affaire, la duchesse honteuse de sa conduite avec un amant si passionné, craignit d’être soupçonnée de complicité. Dans son désir de montrer qu’elle avait conservé l’argent sans y toucher, elle oublia toute convenance, et ne compta pas d’ailleurs ce notaire pour un homme ; elle jeta son édredon par un mouvement violent, s’élança vers son secrétaire en passant devant le notaire comme un de ces anges qui traversent les vignettes de Lamartine, et se remit confuse au lit, après avoir tendu les cent mille écus à Chesnel.
— Vous êtes un ange, madame, dit-il. (Elle devait être un ange pour tout le monde !) Mais ce ne sera pas tout, reprit le notaire, je compte sur votre appui pour nous sauver.
— Vous sauver ! j’y réussirai ou je périrai. Il faut bien aimer pour ne pas reculer devant un crime. Pour quelle femme a-t-on fait pareille chose ? Pauvre enfant ! Allez, ne perdez pas de temps, cher monsieur Chesnel. Comptez sur moi comme sur vous-même.
— Madame la duchesse, madame la duchesse !
Le vieux notaire ne put rien dire que ces mots, tant il était saisi ! Il pleurait, il lui prit envie de danser, mais il eut peur de devenir fou, il se contint.
— A nous deux, nous le sauverons, dit-il en s’en allant.
Chesnel alla voir aussitôt Joséphin qui lui ouvrit le secrétaire et la table où étaient les papiers du jeune comte, il y trouva très-heureusement quelques lettres de du Croisier et des Keller qui pouvaient devenir utiles. Puis, il prit une place dans une diligence qui partait immédiatement. Il paya les postillons de manière à faire aller la lourde voiture aussi vite que la malle, car il rencontra deux voyageurs aussi pressés que lui, et qui s’accordèrent pour faire leurs repas en voiture. La route fut comme dévorée. Le notaire rentra rue du Bercail, après trois jours d’absence. Quoiqu’il fût onze heures avant minuit, il était trop tard. Chesnel aperçut des gendarmes à sa porte, et quand il en atteignit le seuil, il vit dans sa cour le jeune comte arrêté. Certes, s’il en avait eu le pouvoir, il aurait tué tous les gens de justice et les soldats, mais il ne put que se jeter au cou de Victurnien.
— Si je ne réussis pas à étouffer l’affaire, il faudra vous tuer avant que l’acte d’accusation ne soit dressé, lui dit-il à l’oreille.
Victurnien était dans un tel état de stupeur, qu’il regarda le notaire sans le comprendre.
— Me tuer, répéta-t-il.
— Oui ? Si vous n’en aviez pas le courage, mon enfant, comptez sur moi, lui dit Chesnel en lui serrant la main.
Il resta, malgré la douleur que lui causait ce spectacle, planté sur ses deux jambes tremblantes, à regarder le fils de son cœur, le comte d’Esgrignon, l’héritier de cette grande maison, marchant entre les gendarmes, entre le commissaire de police de la ville, le juge de paix, et l’huissier du Parquet. Le vieillard ne recouvra sa résolution et sa présence d’esprit que quand cette troupe eut disparu, qu’il n’entendit plus le bruit des pas, et que le silence se fut rétabli.
— Monsieur, vous allez vous enrhumer, lui dit Brigitte.
— Que le diable t’emporte, s’écria le notaire exaspéré.
Brigitte, qui n’avait rien entendu de pareil depuis vingt-neuf ans qu’elle servait Chesnel, laissa tomber sa chandelle ; mais sans prendre garde à l’épouvante de Brigitte, le maître, qui n’entendit pas l’exclamation de sa gouvernante, se mit à courir vers le Val-Noble.
— Il est fou, se dit-elle. Après tout, il y a de quoi. Mais où va-t-il ? il m’est impossible de le suivre. Que deviendra-t-il ? irait-il se noyer.
Brigitte réveilla le premier clerc, et l’envoya surveiller les bords de la rivière, devenus fatalement célèbres depuis le suicide d’un jeune homme plein d’avenir, et la mort récente d’une jeune fille séduite. Chesnel se rendait à l’hôtel de du Croisier. Il n’y avait plus d’espoir que là. Les crimes de faux ne peuvent être poursuivis que sur des plaintes privées. Si du Croisier voulait s’y prêter, il était encore possible de faire passer la plainte pour un malentendu, Chesnel espérait encore acheter cet homme.
Pendant cette soirée, il était venu beaucoup plus de monde qu’à l’ordinaire chez monsieur et madame du Croisier. Quoique cette affaire eût été tenue secrète entre le Président du Tribunal, monsieur du Ronceret, monsieur Sauvager, premier Substitut de Procureur du Roi, et monsieur du Coudrai, l’ancien Conservateur des hypothèques destitué pour avoir mal voté, mesdames du Ronceret et du Coudrai l’avaient confiée sous le secret, à une ou deux amies intimes. La nouvelle avait donc couru dans la société mi-partie de noblesse et de bourgeoisie qui se donnait rendez-vous chez monsieur du Croisier.
1 comment