fit Chesnel étonné.
— Monsieur Chesnel, il s’agit de la France ! il s’agit du pays, il s’agit du peuple, il s’agit d’apprendre à messieurs vos nobles qu’il y a une justice, des lois, une bourgeoisie, une petite noblesse qui les vaut et qui les tient ! on ne fourrage pas dix champs de blé pour un lièvre, on ne porte pas le déshonneur dans les familles en séduisant de pauvres filles, on ne doit pas mépriser des gens qui nous valent, on ne se moque pas d’eux pendant dix ans, sans que ces faits ne grossissent, ne produisent des avalanches, et ces avalanches tombent, écrasent, enterrent messieurs les nobles. Vous voulez le retour à l’ancien ordre de choses, vous voulez déchirer le pacte social, cette charte où nos droits sont écrits...
— Après, dit Chesnel.
— N’est-ce pas une sainte mission que d’éclairer le peuple ? s’écria du Croisier, il ouvrira les yeux sur la moralité de votre parti quand il verra les nobles allant, comme Pierre ou Jacques, en Cour d’Assises. On se dira que les petites gens qui ont de l’honneur valent mieux que les grandes gens qui se déshonorent. La Cour d’Assises luit pour tout le monde. Je suis ici le défenseur du peuple, l’ami des lois. Vous m’avez jeté vous-même du côté du peuple à deux reprises, d’abord en refusant mon alliance, puis en me mettant an ban de votre société. Vous récoltez ce que vous avez semé.
Ce début effraya Chesnel aussi bien que madame du Croisier. La femme acquérait une horrible connaissance du caractère de son mari, ce fut une lueur qui lui éclairait non-seulement le passé, mais encore l’avenir. Il paraissait impossible de faire capituler ce colosse ; mais Chesnel ne recula point devant l’impossible.
— Quoi ! monsieur, vous ne pardonneriez pas, vous n’êtes donc pas chrétien ? dit madame du Croisier.
— Je pardonne comme Dieu pardonne, madame, à des conditions.
— Quelles sont-elles ? dit Chesnel qui crut apercevoir un rayon d’espérance.
— Les Élections vont venir, je veux les voix dont vous disposez.
— Vous les aurez, dit Chesnel.
— Je veux, reprit du Croisier, être reçu, ma femme et moi, familièrement, tous les soirs, avec amitié, en apparence du moins, par monsieur le marquis d’Esgrignon et par les siens.
— Je ne sais pas comment nous l’y amènerons, mais vous serez reçu.
— Je veux une hypothèque de quatre cent mille francs fondée sur une transaction écrite au sujet de cette affaire, afin de toujours vous tenir un canon chargé sur le cœur.
— Nous consentons, dit Chesnel sans avouer encore qu’il avait les cent mille écus sur lui ; mais elle sera entre mains tierces et rendue à la famille après votre élection et le payement.
— Non, mais après le mariage de ma petite-nièce, mademoiselle Duval qui réunira peut-être un jour quatre millions. Cette jeune personne sera instituée mon héritière au contrat et celle de ma femme, vous la ferez épouser à votre jeune comte.
— Jamais ! dit Chesnel.
— Jamais, reprit du Croisier tout enivré de son triomphe. Bonsoir.
— Imbécile que je suis, se dit Chesnel, pourquoi reculé-je devant un mensonge avec un pareil homme !
Du Croisier s’en alla, se plaisant à tout annuler au nom de son orgueil froissé, après avoir joui de l’humiliation de Chesnel, avoir balancé les destinées de la superbe maison en qui se résumait l’aristocratie de la province, et imprimé la marque de son pied sur les entrailles des d’Esgrignon. Il remonta dans sa chambre, en laissant sa femme avec Chesnel. Dans son ivresse il ne voyait rien contre sa victoire, il croyait fermement que les cent mille écus étaient dissipés ; pour les trouver, la maison d’Esgrignon avait besoin de vendre ou d’hypothéquer ses biens ; à ses yeux, la Cour d’Assises était donc inévitable. Les affaires de faux sont toujours arrangeables, quand la somme surprise est restituée. Les victimes de ce crime sont ordinairement des gens riches qui ne se soucient pas d’être la cause du déshonneur d’un homme imprudent. Mais du Croisier ne voulait renoncer à ses droits qu’à bon escient. Il se coucha donc en pensant au magnifique accomplissement de ses espérances, soit par la Cour d’Assises, soit par ce mariage, et il jouissait d’entendre la voix de Chesnel se lamentant avec madame du Croisier. Profondément religieuse et catholique, royaliste et attachée à la Noblesse, madame du Croisier partageait les idées de Chesnel à l’égard des d’Esgrignon. Aussi tous ses sentiments venaient-ils d’être cruellement froissés. Cette bonne royaliste avait entendu le hurlement du libéralisme qui, dans l’opinion de son directeur, souhaitait la ruine du catholicisme. Pour elle, le Côté Gauche était 1793 avec l’émeute et l’échafaud.
— Que dirait votre oncle, ce saint qui nous écoute ? s’écria Chesnel.
Madame du Croisier ne répondit que par deux grosses larmes qui coulèrent sur ses joues.
— Vous avez déjà été la cause de la mort d’un pauvre garçon et du deuil éternel de sa mère, reprit Chesnel en voyant combien il frappait juste et qui eût frappé jusqu’à briser ce cœur pour sauver Victurnien, voulez-vous assassiner mademoiselle Armande qui ne survivrait pas huit jours à l’infamie de sa maison ? Voulez-vous assassiner le pauvre Chesnel, votre ancien notaire, qui tuera le jeune comte dans sa prison avant qu’on ne l’accuse, et qui se tuera pour ne pas aller lui-même en Cour d’Assises comme coupable d’un meurtre ?
— Mon ami, assez ! assez ! Je suis capable de tout pour étouffer une semblable affaire, mais je ne connais monsieur du Croisier tout entier que depuis quelques instants... A vous, je puis l’avouer ! Il n’y a pas de ressources.
— S’il y en avait ? dit Chesnel.
— Je donnerais la moitié de mon sang pour qu’il y en eût, répondit-elle en achevant sa pensée par un hochement de tête où se peignit une envie de réussir.
Semblable au premier Consul qui, vaincu dans les champs de Marengo jusqu’à cinq heures du soir, à six heures obtint la victoire par l’attaque désespérée de Desaix et par la terrible charge de Kellermann, Chesnel aperçut les éléments du triomphe au milieu des ruines. Il fallait être Chesnel, il fallait être vieux notaire, vieil intendant, avoir été petit clerc de Maître Sorbier père, il fallait les illuminations soudaines du désespoir, pour être aussi grand que Napoléon, plus grand même : cette bataille n’était pas Marengo mais Waterloo, et Chesnel voulait vaincre les Prussiens en les voyant arrivés.
— Madame, vous de qui j’ai fait les affaires pendant vingt ans, vous l’honneur de la Bourgeoisie, comme les d’Esgrignon sont l’honneur de la Noblesse de cette province, sachez qu’il dépend maintenant de vous seule de sauver la maison d’Esgrignon. Maintenant répondez ? laisserez-vous déshonorer les mânes de votre oncle, les d’Esgrignon, le pauvre Chesnel ? Voulez-vous tuer mademoiselle Armande qui pleure ? Voulez-vous racheter vos torts en réjouissant vos ancêtres, les intendants des ducs d’Alençon, en consolant les mânes de notre cher abbé qui, s’il pouvait sortir de son cercueil, vous commanderait de faire ce que je vous demande à genoux ?
— Quoi ? s’écria madame du Croisier.
— Hé ! bien, voici les cent mille écus, dit-il en tirant de sa poche les paquets de billets de banque. Acceptez-les, tout sera fini.
— S’il ne s’agit que de cela, reprit-elle, et s’il n’en peut rien résulter de mauvais pour mon mari...
— Rien que de bon, dit Chesnel. Vous lui évitez les vengeances éternelles de l’Enfer au prix d’un léger désappointement ici-bas.
— Il ne sera pas compromis ? demanda-t-elle en regardant Chesnel.
Chesnel lut alors dans le fond de l’âme de cette pauvre femme. Madame du Croisier hésitait entre deux religions, entre les commandements que l’Église a tracés aux épouses et ses devoirs envers le Trône et l’Autel : elle trouvait son mari blâmable, et n’osait le blâmer, elle aurait voulu pouvoir sauver les d’Esgrignon, et ne voulait rien faire contre les intérêts de son mari.
— En rien, dit Chesnel, votre vieux notaire vous le jure sur les saints Évangiles...
Chesnel n’avait plus que son salut éternel à offrir à la maison d’Esgrignon, il le risqua en commettant un horrible mensonge ; mais il fallait abuser madame du Croisier ou périr. Aussitôt il rédigea lui-même et dicta à madame du Croisier un reçu de cent mille écus daté de cinq jours avant la fatale lettre de change, à une époque où il se rappela une absence faite par du Croisier qui était allé dans les biens de sa femme y ordonner des améliorations.
— Vous me jurez, dit Chesnel quand madame du Croisier eut les cent mille écus et quand il tint cette pièce, de déclarer devant le Juge d’Instruction que vous avez reçu cette somme au jour dit.
— Ne sera-ce pas un mensonge ?
— Officieux, dit Chesnel.
— Je ne saurais le faire sans l’avis de mon directeur, monsieur l’abbé Couturier.
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