— Eh ! bien, dit Chesnel, ne vous conduisez dans cette affaire que par ses conseils.
— Je vous le promets.
— Ne remettez la somme à monsieur du Croisier qu’après avoir comparu devant le Juge d’Instruction.
— Oui, dit-elle. Hélas, que Dieu me prête la force de comparaître devant la Justice humaine pour y soutenir un mensonge !
Après avoir baisé la main de madame du Croisier, Chesnel se dressa majestueusement comme un des prophètes peints par Raphaël au Vatican.
— L’âme de votre oncle tressaille de joie, vous avez à jamais effacé le tort d’avoir épousé l’ennemi du Trône et de l’Autel.
Ces paroles frappèrent vivement l’âme timorée de madame du Croisier. Chesnel pensa soudain à s’assurer de l’abbé Couturier, le directeur de la conscience de madame du Croisier. Il savait quelle opiniâtreté mettent les gens dévots dans le triomphe de leurs idées, une fois qu’ils se sont avancés pour leur parti, il voulut engager le plus promptement possible l’Église dans cette lutte en la mettant de son côté, il alla donc à l’hôtel d’Esgrignon, réveilla mademoiselle Armande, lui apprit les événements de la nuit, et la lança sur la route de l’évêché pour amener le prélat lui-même sur le champ de bataille.
— Mon Dieu ! tu dois sauver la maison d’Esgrignon, s’écria Chesnel en revenant chez lui à pas lents. L’affaire devient maintenant une lutte judiciaire. Nous sommes en présence d’hommes qui ont des passions et des intérêts, nous pouvons tout obtenir d’eux. Ce du Croisier a profité de l’absence du Procureur du Roi qui nous est dévoué, mais qui, depuis l’ouverture des Chambres, est à Paris. Qu’ont-ils donc fait pour empaumer le premier Substitut qui a donné suite à la plainte sans avoir consulté son chef ? Demain matin, il faudra pénétrer ce mystère, étudier le terrain, et peut-être, après avoir saisi les fils de cette trame, retournerai-je à Paris afin de mettre en jeu les hautes puissances par la main de madame de Maufrigneuse.
Tels étaient les raisonnements du pauvre vieil athlète qui voyait juste, et qui se coucha quasi-mort sous le poids de tant d’émotions et de tant de fatigues. Néanmoins, avant de s’endormir, il jeta sur les magistrats qui composaient le Tribunal, un coup d’œil scrutateur qui embrassait les pensées secrètes de leurs ambitions, afin de voir quelles étaient ses chances dans cette lutte, et comment ils pouvaient être influencés. En donnant une forme succincte au long examen des consciences que fit Chesnel, il fournira peut-être un tableau de la magistrature en province.
Les juges et les gens du Roi forcés de commencer leur carrière en province où s’agitent les ambitions judiciaires, voient tous Paris à leur début, tous aspirent à briller sur ce vaste théâtre où s’élèvent les grandes causes politiques, où la magistrature est liée aux intérêts palpitants de la société. Mais ce paradis des gens de justice admet peu d’élus, et les neuf dixièmes des magistrats doivent, tôt ou tard, se caser pour toujours en province. Ainsi tout Tribunal, toute Cour royale de province offrent deux partis bien tranchés, celui des ambitions lassées d’espérer, contentes de l’excessive considération accordée en province au rôle qu’y jouent les magistrats, ou endormies par une vie tranquille ; puis celui des jeunes gens et des vrais talents auxquels l’envie de parvenir que nulle déception n’a tempérée, ou que la soif de parvenir aiguillonne sans cesse, donne une sorte de fanatisme pour leur sacerdoce. A cette époque, le royalisme animait les jeunes magistrats contre les ennemis des Bourbons. Le moindre Substitut rêvait réquisitoires, appelait de tous ses vœux un de ces procès politiques qui menaient le zèle en relief, attiraient l’attention du Ministère et faisaient avancer les gens du Roi. Qui, parmi les Parquets, ne jalousait la Cour dans le ressort de laquelle éclatait une conspiration bonapartiste ? Qui ne souhaitait trouver un Caron, un Berton, une levée de boucliers ? Ces ardentes ambitions, stimulées par la grande lutte des partis, appuyées sur la raison d’État et sur la nécessité de monarchiser la France, étaient lucides, prévoyantes, perspicaces ; elles faisaient avec rigueur la police, espionnaient les populations et les poussaient dans la voie de l’obéissance d’où elles ne doivent pas sortir. La Justice alors fanatisée par la foi monarchique réparait les torts des anciens Parlements, et marchait d’accord avec la Religion, trop ostensiblement peut-être. Elle fut alors plus zélée qu’habile, elle pécha moins par machiavélisme que par la sincérité de ses vues qui parurent hostiles aux intérêts généraux du Pays, qu’elle essayait de mettre à l’abri des révolutions. Mais, prise dans son ensemble, la Justice contenait encore trop d’éléments bourgeois, elle était encore trop accessible aux passions mesquines du libéralisme, elle devait devenir tôt ou tard constitutionnelle et se ranger du côté de la Bourgeoisie au jour d’une lutte. Dans ce grand corps, comme dans l’Administration, il y eut de l’hypocrisie, ou pour mieux dire, un esprit d’imitation qui porte la France à toujours se modeler sur la Cour, et à la tromper ainsi très-innocemment.
Ces deux sortes de physionomies judiciaires existaient au Tribunal où s’allait décider le sort du jeune d’Esgrignon. Monsieur le président du Ronceret, un vieux juge nommé Blondet y représentaient ces magistrats, résignés à n’être que ce qu’ils sont et casés pour toujours dans leur ville. Le parti jeune et ambitieux comptait monsieur Camusot le Juge d’Instruction et monsieur Michu, nommé juge-suppléant par la protection de la maison de Cinq-Cygne, et qui devait à la première occasion entrer dans le ressort de la Cour royale de Paris.
Mis à l’abri de toute destitution par l’inamovibilité judiciaire et ne se voyant pas accueilli par l’aristocratie suivant l’importance qu’il se donnait, le Président du Ronceret avait pris parti pour la Bourgeoisie en donnant à son désappointement le vernis de l’indépendance, sans savoir que ses opinions le condamnaient à rester président toute sa vie. Une fois engagé dans cette voie, il fut conduit par la logique des choses, à mettre son espérance d’avancement dans le triomphe de du Croisier et du Côté Gauche. Il ne plaisait pas plus à la Préfecture qu’à la Cour royale. Forcé de garder des ménagements avec le pouvoir, il était suspect aux Libéraux. Il n’avait ainsi de place dans aucun parti. Obligé de laisser la candidature électorale à du Croisier, il se voyait sans influence et jouait un rôle secondaire. La fausseté de sa position réagissait sur son caractère, il était aigre et mécontent. Fatigué de son ambiguïté politique, il avait résolu secrètement de se mettre à la tête du parti libéral et de dominer ainsi du Croisier. Sa conduite dans l’affaire du comte d’Esgrignon fut son premier pas dans cette carrière.
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