Comme le mariage de Joseph Blondet dépendait de sa nomination aux fonctions de juge-suppléant que le vieux Blondet espérait obtenir en donnant sa démission, le président du Ronceret contrariait sourdement les démarches du juge et faisait travailler les Blandureau secrètement. Aussi, sans l’affaire du jeune comte d’Esgrignon, peut-être les Blondet auraient-ils été supplantés par l’astucieux Président, dont la fortune était bien supérieure à celle de son compétiteur.

La victime des manœuvres de ce président machiavélique, monsieur Blondet, une de ces curieuses figures enfouies en province comme de vieilles médailles dans une crypte, avait alors environ soixante-sept ans ; il portait bien son âge, il était de haute taille, et son encolure rappelait les chanoines du bon temps. Son visage, percé par les mille trous de la petite vérole qui lui avait déformé le nez en le lui tournant en vrille, ne manquait pas de physionomie, il était coloré très également d’une teinte rouge, et animé par deux petits yeux vifs, habituellement sardoniques, et par un certain mouvement satirique de ses lèvres violacées. Avocat avant la Révolution, il avait été fait Accusateur Public, mais il fut le plus doux de ces terribles fonctionnaires. Le bonhomme Blondet, on l’appelait ainsi, avait amorti l’action révolutionnaire en acquiesçant à tout et n’exécutant rien. Forcé d’emprisonner quelques nobles, il avait mis tant de lenteur à leur procès, qu’il leur fit atteindre au neuf thermidor avec une adresse qui lui avait concilié l’estime générale. Certes, le bonhomme Blondet aurait dû être le Président du Tribunal ; mais, lors de la réorganisation des tribunaux, il fut écarté par Napoléon dont l’éloignement pour les républicains reparaissait dans les moindres détails du gouvernement. La qualification d’ancien Accusateur Public, inscrite en marge du nom de Blondet, fit demander par l’Empereur à Cambacérès s’il n’y avait pas dans le pays quelque rejeton d’une vieille famille parlementaire à mettre à sa place. Du Ronceret, dont le père avait été Conseiller au Parlement, fut donc nommé. Malgré la répugnance de l’Empereur, l’archichancelier, dans l’intérêt de la justice, maintint Blondet juge, en disant que le vieil avocat était un des plus forts jurisconsultes de France. Le talent du juge, ses connaissances dans l’ancien Droit et plus tard dans la nouvelle législation eussent dû le mener fort loin ; mais, semblable en ceci à quelques grands esprits, il méprisait prodigieusement ses connaissances judiciaires et s’occupait presque exclusivement d’une science étrangère à sa profession, et pour laquelle il réservait ses prétentions, son temps et ses capacités. Le bonhomme aimait passionnément l’horticulture, il était en correspondance avec les plus célèbres amateurs, il avait l’ambition de créer de nouvelles espèces, il s’intéressait aux découvertes de la botanique, il vivait enfin dans le monde des fleurs. Comme tous les fleuristes, il avait sa prédilection pour une plante choisie entre toutes et sa favorite était le Pelargonium. Le tribunal et ses procès, sa vie réelle n’étaient donc rien auprès de la vie fantastique et pleine d’émotions que menait le vieillard, de plus en plus épris de ses innocentes sultanes. Les soins à donner à son jardin, les douces habitudes de l’horticulteur clouèrent le bonhomme Blondet dans sa serre. Sans cette passion, il eût été nommé député sous l’Empire, il eût sans doute brillé dans le Corps Législatif. Son mariage fut une autre raison de sa vie obscure. A l’âge de quarante ans, il fit la folie d’épouser une jeune fille de dix-huit ans, de laquelle il eut dans la première année de son mariage un fils nommé Joseph. Trois ans après, madame Blondet, alors la plus jolie femme de la ville, inspira au Préfet du Département une passion qui ne se termina que par sa mort. Elle eut du Préfet, au su de toute la ville et du vieux Blondet lui-même, un second fils nommé Émile. Madame Blondet, qui aurait pu stimuler l’ambition de son mari, qui aurait pu l’emporter sur les fleurs, favorisa le goût du juge pour la Botanique, et ne voulut pas plus quitter la ville que le Préfet ne voulut changer de Préfecture tant que vécut sa maîtresse. Incapable de soutenir à son âge une lutte avec une jeune femme, le magistrat se consola dans sa serre, et prit une très-jolie servante pour soigner son sérail de beautés incessamment diversifiées. Pendant que le juge dépotait, repiquait, arrosait, marcotait, greffait, mariait et panachait ses fleurs, madame Blondet dépensait son bien en toilettes et en modes pour briller dans les salons de la Préfecture ; un seul intérêt, l’éducation d’Émile, qui certes appartenait encore à sa passion, pouvait l’arracher aux soins de cette belle affection, que la ville finit par admirer. Cet enfant de l’amour était aussi joli, aussi spirituel que Joseph était lourd et laid. Le vieux juge aveuglé par l’amour paternel aimait autant Joseph que sa femme chérissait Émile. Pendant douze ans, monsieur Blondet fut d’une résignation parfaite, il ferma les yeux sur les amours de sa femme en conservant une attitude noble et digne, à la façon des grands seigneurs du dix-huitième siècle ; mais, comme tous les gens de goûts tranquilles, il nourrissait une haine profonde contre son fils cadet. En 1818, à la mort de sa femme, il expulsa l’intrus, en l’envoyant faire son Droit à Paris sans autre secours qu’une pension de douze cents francs, à laquelle aucun cri de détresse ne lui fit ajouter une obole. Sans la protection de son véritable père, Émile Blondet eût été perdu. La maison du juge est une des plus jolies de la ville.
1 comment