Il représentait admirablement déjà cette Bourgeoisie qui offusque de ses petites passions les grands intérêts du pays, quinteuse en politique, aujourd’hui pour et demain contre le pouvoir, qui compromet tout et ne sauve rien, désespérée du mal qu’elle a fait et continuant à l’engendrer, ne voulant pas reconnaître sa petitesse, et tracassant le pouvoir en s’en disant la servante, à la fois humble et arrogante, demandant au peuple une subordination qu’elle n’accorde pas à la Royauté, inquiète des supériorités qu’elle désire mettre à son niveau, comme si la grandeur pouvait être petite, comme si le pouvoir pouvait exister sans force.
Ce Président était un grand homme sec et mince, à front fuyant, à cheveux grêles et châtains, aux yeux vairons, à teint couperosé, aux lèvres serrées. Sa voix éteinte faisait entendre le sifflement gras de l’asthme. Il avait pour femme une grande créature solennelle et dégingandée qui s’affublait des modes les plus ridicules, et se parait excessivement. La Présidente se donnait des airs de reine, elle portait des couleurs vives, et n’allait jamais au bal sans orner sa tête de ces turbans si chers aux Anglaises, et que la province cultive avec amour. Riches tous deux de quatre ou cinq mille livres de rente, ils réunissaient, avec le traitement de la présidence, une douzaine de mille francs. Malgré leur pente à l’avarice, ils recevaient un jour par semaine afin de satisfaire leur vanité. Fidèle aux vieilles mœurs de la ville où du Croisier introduisait le luxe moderne, monsieur et madame du Ronceret n’avaient fait aucun changement, depuis leur mariage, à l’antique maison où ils demeuraient, et qui appartenait à madame. Cette maison, qui avait une façade sur la cour et l’autre sur un petit jardin, présentait sur la rue un vieux pignon triangulaire et grisâtre, percé d’une croisée à chaque étage. La cour et le jardin étaient encaissés par une haute muraille, le long de laquelle s’étendaient dans le jardin une allée de marronniers et les communs dans la cour. Du côté de la rue qui longeait le jardin, s’étendait une vieille grille en fer dévorée de rouille ; et sur la cour, entre deux panneaux de mur, était une grande porte cochère terminée par une immense coquille. Cette coquille se retrouvait au-dessus de la porte de la façade. Là, tout était sombre, étouffé, sans air. La muraille mitoyenne offrait des jours grillés comme des fenêtres de prison. Les fleurs avaient l’air de se déplaire dans les petits carrés de ce jardinet, où les passants pouvaient voir par la grille ce qui s’y faisait. Au rez-de-chaussée, après une grande antichambre éclairée sur le jardin, on entrait dans le salon dont une des fenêtres donnait sur la rue, et qui avait un perron à porte vitrée sur le jardin. La salle à manger d’une grandeur égale à celle du salon était de l’autre côté de l’antichambre. Ces trois pièces s’harmoniaient à cet ensemble mélancolique. Les plafonds, tous coupés par ces lourdes solives peintes, ornées au milieu de quelques maigres lozanges à rosaces sculptées, brisaient le regard. Les peintures, de tons criards, étaient vieilles et enfumées. Le salon, décoré de grands rideaux en soie rouge mangée par le soleil, était garni d’un meuble de bois peint en blanc et couvert en vieille tapisserie de Beauvais à couleurs effacées. Sur la cheminée, une pendule du temps de Louis XV se voyait entre des girandoles extravagantes dont les bougies jaunes ne s’allumaient qu’aux jours où la présidente dépouillait de son enveloppe verte un vieux lustre à pendeloques de cristal de roche. Trois tables de jeu à tapis vert râpé, un trictrac suffisaient aux joies de la compagnie à laquelle madame du Ronceret accordait du cidre, des échaudés, des marrons, des verres d’eau sucrée et de l’orgeat fait chez elle. Depuis quelque temps, elle avait adopté tous les quinze jours un thé enjolivé de pâtisseries assez piteuses. Par chaque trimestre, les du Ronceret donnaient un grand dîner à trois services, tambouriné dans la ville, servi dans une détestable vaisselle, mais confectionné avec la science qui distingue les cuisinières de province. Ce repas gargantuesque durait six heures. Le Président essayait alors de lutter par une abondance d’avare avec l’élégance de du Croisier. Ainsi la vie et ses accessoires concordaient chez le Président à son caractère et à sa fausse position. Il se déplaisait chez lui sans savoir pourquoi, mais il n’osait y faire aucune dépense pour y changer l’état des choses, trop heureux de mettre tous les ans sept ou huit mille francs de côté pour pouvoir établir richement son fils Félicien qui n’avait voulu devenir ni magistrat, ni avocat, ni administrateur, et dont la fainéantise le désespérait. Le Président était sur ce point en rivalité avec son vice-président monsieur Blondet, vieux juge qui depuis long-temps avait lié son fils avec la famille Blandureau. Ces riches marchands de toiles avaient une fille unique à laquelle le président souhaitait de marier Félicien.
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