Monsieur le comte d’Esgrignon est en mesure de présenter un reçu de la somme tirée par lui, antérieur à l’effet argué de faux ? ne reconnaîtrez-vous pas alors dans la plainte une œuvre de haine et de parti ? n’est-ce pas une odieuse calomnie que cette accusation portée par les adversaires les plus dangereux du trône et de l’autel contre l’héritier d’une vieille famille ? Il n’y a pas eu plus de faux dans cette affaire qu’il ne s’en est fait dans mon Étude. Mandez par devers vous madame du Croisier, laquelle ignore encore la plainte en faux, elle vous déclarera que je lui ai porté les fonds, et qu’elle les a gardés pour les remettre à son mari absent qui ne les lui réclame pas. Interrogez du Croisier à ce sujet ? il vous dira qu’il ignore ma remise à madame du Croisier.

— Monsieur, répondit le Juge d’Instruction, vous pouvez émettre de pareilles assertions dans le salon de monsieur d’Esgrignon ou chez des gens qui ne connaissent pas les affaires, on y ajoutera foi ; mais un Juge d’Instruction, à moins d’être imbécile, ne croira pas qu’une femme aussi soumise à son mari que l’est madame du Croisier, conserve en ce moment dans son secrétaire cent mille écus sans en rien dire à son mari, ni qu’un vieux notaire n’ait pas instruit monsieur du Croisier de cette remise, à son retour en ville.

— Le vieux notaire était allé à Paris, monsieur, pour arrêter le cours des dissipations du jeune homme.

— Je n’ai pas encore interrogé le comte d’Esgrignon, reprit le juge, ses réponses éclaireront ma religion.

— Il est au secret ? demanda le notaire.

— Oui, répondit le juge.

— Monsieur, s’écria Chesnel qui vit le danger, l’Instruction peut être conduite pour ou contre nous ; mais vous choisirez ou de constater, d’après la déposition de madame du Croisier, la remise des valeurs antérieurement à l’effet, ou d’interroger un pauvre jeune honore inculpé qui, dans son trouble, peut ne se souvenir de rien et se compromettre. Vous chercherez le plus croyable ou de l’oubli d’une femme ignorante en affaires, ou d’un faux commis par un d’Esgrignon.

— Il ne s’agit pas de tout cela, reprit le juge, il s’agit de savoir si monsieur le comte d’Esgrignon a converti le bas d’une lettre que lui adressait du Croisier en une lettre de change.

— Eh ! il le pouvait, s’écria tout à coup madame Camusot qui entra vivement, suivie du bel inconnu. Monsieur Chesnel avait remis les fonds... Elle se pencha vers son mari. — Tu seras juge-suppléant à Paris à la première vacance, tu sers le Roi lui-même dans cette affaire, j’en ai la certitude, on ne t’oubliera pas, lui dit-elle à l’oreille. Tu vois dans ce jeune homme la duchesse de Maufrigneuse, tâche de ne jamais dire que tu l’as vue, et fais tout pour le jeune comte, hardiment.

— Messieurs, dit le juge, quand l’Instruction serait conduite dans le sens favorable à l’innocence du jeune comte, puis-je répondre du jugement à intervenir ? Monsieur Chesnel et toi, ma bonne, vous connaissez les dispositions de monsieur le Président.

— Ta, ta, ta, dit madame Camusot, va voir toi-même ce matin monsieur Michu, et apprends-lui l’arrestation du jeune comte, vous serez déjà deux contre deux, j’en réponds. Michu est de Paris, lui ! et tu connais son dévouement pour la noblesse. Bon chien chasse de race.

En ce moment, mademoiselle Cadot fit entendre sa voix à la porte, en disant qu’elle apportait une lettre pressée. Le juge sortit et rentra, en lisant ces mots :

Monsieur le vice-président du Tribunal prie monsieur Camusot de siéger à l’audience de ce jour et des jours suivants, pour que le Tribunal soit au complet pendant l’absence de monsieur le Président. Il lui fait ses compliments.

— Plus d’instruction de l’affaire d’Esgrignon, s’écria madame Camusot. Ne te l’avais-je pas dit, mon ami, qu’ils te joueraient quelque mauvais tour ? Le Président est allé te calomnier auprès du Procureur-Général et du Président de la Cour. Avant que tu puisses instruire l’affaire, tu seras changé. Est-ce clair ?

— Vous resterez, monsieur, dit la duchesse, le Procureur du Roi arrivera, je l’espère, à temps.

— Quand le Procureur du Roi viendra, dit avec feu la petite madame Camusot, il doit trouver tout fini. Oui, mon cher, oui, dit-elle en regardant son mari stupéfait. Ah ! vieil hypocrite de Président, tu joues au plus fin avec nous, tu t’en souviendras ! Tu veux nous servir un plat de ton métier, tu en auras deux apprêtés par la main de ta servante, Cécile-Amélie Thirion. Pauvre bonhomme Blondet ! il est heureux pour lui que le Président soit en voyage pour nous faire destituer, son grand dadais de fils épousera mademoiselle Blandureau. Je vais aller retourner les semis au père Blondet. Toi, Camusot, va chez monsieur Michu pendant que madame la duchesse et moi nous irons trouver le vieux Blondet. Attends-toi à entendre dire par toute la ville que je me suis promenée ce matin avec un amant.

Madame Camusot donna le bras à la duchesse, et l’emmena par les endroits déserts de la ville pour arriver sans mauvaise rencontre à la porte du vieux juge. Chesnel alla pendant ce temps conférer avec le jeune comte à la prison, où Camusot le fit introduire en secret. Les cuisinières, les domestiques, et autres gens levés de bonne heure en province, qui virent madame Camusot et la duchesse dans des chemins détournés prirent le jeune homme pour un amant venu de Paris. Comme Cécile-Amélie l’avait prévu, le soir la nouvelle de ses déportements circulait dans la ville, et y occasionnait plus d’une médisance. Madame Camusot et son amant prétendu trouvèrent le vieux Blondet dans sa serre, il salua la femme de son collègue et son compagnon en jetant sur ce charmant jeune homme un regard inquiet et scrutateur.

— J’ai l’honneur de vous présenter un des cousins de mon mari, dit-elle à monsieur Blondet en lui montrant la duchesse, un des horticulteurs les plus distingués de Paris, qui revient de Bretagne, et ne peut passer que cette journée avec nous. Monsieur a entendu parler de vos fleurs et de vos arbustes, et j’ai pris la liberté de venir de grand matin.

— Ah ! monsieur est horticulteur, dit le vieux juge.

La duchesse s’inclina sans parler.

— Voici, dit le juge, mon cafier et mon arbre à thé.

— Pourquoi donc, dit madame Camusot, monsieur le Président est-il parti ? Je gage que son absence concerne monsieur Camusot.

— Précisément. Voici, monsieur, le cactus le plus original qui existe, dit-il en montrant dans un pot une plante qui avait l’air d’un rotin couvert de lèpre, il vient de la Nouvelle-Hollande. Vous êtes bien jeune, monsieur, pour être horticulteur.

— Quittez vos fleurs, cher monsieur Blondet, dit madame Camusot, il s’agit de vous, de vos espérances, du mariage de votre fils avec mademoiselle Blandureau. Vous êtes la dupe du Président.

— Bah ! dit le juge d’un air incrédule.

— Oui, reprit-elle.