Si vous cultiviez un peu plus le monde, et un peu moins vos fleurs, vous sauriez que la dot et les espérances que vous avez plantées, arrosées, binées, sarclées, sont sur le point d’être cueillies par des mains rusées.

— Madame !...

— Ah ! personne en ville n’aura le courage de rompre en visière au Président en vous avertissant. Moi, qui ne suis pas de la ville, et qui, grâce à ce brave jeune homme, irai bientôt à Paris, je vous apprends que le successeur de Chesnel a formellement demandé la main de Claire Blandureau pour le petit du Ronceret, à qui ses père et mère donnent cinquante mille écus. Quant à Félicien, il promet de se faire recevoir avocat pour être nommé juge.

Le vieux juge laissa tomber le pot qu’il avait à la main pour le montrer à la duchesse.

— Ah ! mon cactus ! ah ! mon fils ! Mademoiselle Blandureau !... Tiens, la fleur du cactus est cassée !

— Non, tout peut s’arranger, lui dit madame Camusot en riant. Si vous voulez voir votre fils juge dans un mois d’ici, nous allons vous dire comment il faut vous y prendre...

— Monsieur, passez là, vous verrez mes pélargonium, un spectacle magique à la floraison. Pourquoi, dit-il à madame Camusot, me parlez-vous de ces affaires devant votre cousin ?

— Tout dépend de lui, riposta madame Camusot. La nomination de votre fils est à jamais perdue si vous dites un mot de ce jeune homme.

— Bah !

— Ce jeune homme est une fleur.

— Ah !

— C’est la duchesse de Maufrigneuse, envoyée par le Roi pour sauver le jeune d’Esgrignon, arrêté hier par suite d’une plainte en faux portée par du Croisier. Madame la duchesse a la parole du Garde des Sceaux, il ratifiera les promesses qu’elle nous fera...

— Mon cactus est sauvé ! dit le juge qui examinait sa plante précieuse. Allez, j’écoute.

— Consultez-vous avec Camusot et Michu pour étouffer l’affaire au plus tôt, et votre fils sera nommé. Sa nomination arrivera alors assez à temps pour vous permettre de déjouer les intrigues des du Ronceret auprès des Blandureau. Votre fils sera mieux que juge-suppléant, il aura la succession de monsieur Camusot dans l’année. Le Procureur du Roi arrive aujourd’hui, monsieur Sauvager sera sans doute forcé de donner sa démission, à cause de sa conduite dans cette affaire. Mon mari vous montrera des pièces au Palais qui établissent l’innocence du comte, et qui prouvent que le faux est un guet-apens tendu par du Croisier.

Le vieux juge entra dans le cirque olympique de ses six mille pélargonium, et y salua la duchesse.

— Monsieur, dit-il, si ce que vous voulez est légal, cela pourra se faire.

— Monsieur, répondit la duchesse, remettez votre démission demain à monsieur Chesnel, je vous promets de vous faire envoyer dans la semaine la nomination de votre fils, mais ne la donnez qu’après avoir entendu monsieur le Procureur du Roi vous confirmer mes paroles. Vous vous comprenez mieux entre vous autres gens de justice. Seulement faites-lui savoir que la duchesse de Maufrigneuse vous a engagé sa parole. Silence sur mon voyage ici, dit-elle.

Le vieux juge lui baisa la main, et se mit à cueillir sans pitié les plus belles fleurs qu’il lui offrit.

— Y pensez-vous ! donnez-les à madame, lui dit la duchesse, il n’est pas naturel de voir des fleurs à un homme qui donne le bras à une jolie femme.

— Avant d’aller au Palais, lui dit madame Camusot, allez vous informer chez le successeur de Chesnel des propositions faites par lui au nom de monsieur et de madame du Ronceret.

Le vieux juge ébahi de la duplicité du Président, resta planté sur ses jambes, à sa grille, en regardant les deux femmes qui se sauvèrent par les chemins détournés. Il voyait crouler l’édifice si péniblement bâti durant dix années pour son enfant chéri. Était-ce possible ? il soupçonna quelque ruse et courut chez le successeur de Chesnel. A neuf heures et demie, avant l’audience, le vice-président Blondet, le juge Camusot et Michu se trouvèrent avec une remarquable exactitude dans la Chambre du Conseil, dont la porte fut fermée avec soin par le vieux juge en voyant entrer Camusot et Michu qui vinrent ensemble.

— Hé bien ! monsieur le vice-président, dit Michu, monsieur Sauvager a requis un mandat contre un comte d’Esgrignon sans consulter le Procureur du Roi pour servir la passion d’un du Croisier, un ennemi du gouvernement du Roi. C’est un vrai cen-dessus-dessous. Le Président de son côté part pour arrêter l’Instruction ! Et nous ne savons rien de ce procès ? Voulait-on par hasard nous forcer la main ?

— Voici le premier mot que j’entends sur cette affaire, dit le vieux juge furieux de la démarche faite par le Président chez les Blandureau.

Le successeur de Chesnel, l’homme des du Ronceret venait d’être victime d’une ruse inventée par le vieux juge pour savoir la vérité, il avait avoué le secret.

— Heureusement que nous vous en parlons, mon cher maître, dit Camusot à Blondet, autrement vous auriez pu renoncer à asseoir jamais votre fils sur les fleurs de lis, et à le marier à mademoiselle Blandureau.

— Mais il ne s’agit pas de mon fils, ni de son mariage, dit le juge, il s’agit du jeune comte d’Esgrignon : est-il ou n’est-il pas coupable ?

— Il paraît, dit monsieur Michu, que les fonds auraient été remis à madame du Croisier par Chesnel, on a fait un crime d’une simple irrégularité. Le jeune homme aurait suivant la plainte, pris un bas de lettre où était la signature de du Croisier pour la convertir en un effet sur les Keller.

— Une imprudence ! dit Camusot.

— Mais si du Croisier avait encaissé la somme, dit Blondet pourquoi s’est il plaint ?

— Il ne sait pas encore que la somme a été remise à sa femme, ou il feint de ne pas le savoir, dit Camusot.

— Vengeance de gens de province, dit Michu.

— Ça m’a pourtant l’air d’être un faux, dit le vieux Blondet.

— Vous croyez, dit Camusot. Mais d’abord en supposant que le jeune comte n’ait pas eu le droit de tirer sur du Croisier, il n’y aurait pas imitation de signature. Mais il s’est cru ce droit par l’avis que Chesnel lui a donné d’un versement opéré par lui Chesnel.

— Eh ! bien, où voyez-vous donc un faux ? dit le vieux juge. L’essence du faux en matière civile est de constituer un dommage à autrui.