— Ah ! il est clair, en tenant la version de du Croisier pour vraie, que la signature a été détournée de sa destination afin de toucher la somme au mépris d’une défense faite par du Croisier à ses banquiers, dit Camusot.

— Ceci, messieurs, dit Blondet, me paraît une misère, une vétille. Vous aviez la somme, je devais attendre peut-être un titre de vous ; mais moi comte d’Esgrignon, j’étais dans un besoin urgent j’ai.... Allons donc ! votre plainte est de la passion, de la vengeance ! Pour qu’il y ait faux, le législateur a voulu l’intention de soustraire une somme, de se faire attribuer un profit quelconque auquel on n’aurait pas droit. Il n’y a eu de faux ni dans les termes de la loi romaine, ni dans l’esprit de la jurisprudence actuelle, toujours en nous tenant dans le Civil, car il ne s’agit pas ici de faux en écriture publique ou authentique. En matière privée, le faux entraîne une intention de voler, mais ici où est le vol ? Dans quel temps vivons-nous, messieurs ? Le Président nous quitte pour faire manquer une Instruction qui devrait être finie ! Je ne connais monsieur le Président que d’aujourd’hui, mais je lui payerai l’arriéré de mon erreur ; il minutera désormais ses jugements lui-même. Vous devez mettre à ceci la plus grande célérité, monsieur Camusot.

— Oui. Mon avis, dit Michu, est au lieu d’une mise en liberté sous caution, de tirer de là ce jeune homme immédiatement. Tout dépend des interrogations à poser à du Croisier et à sa femme. Vous pouvez les mander pendant l’audience, monsieur Camusot, recevoir leurs dépositions avant quatre heures, faire votre rapport cette nuit et nous jugerons l’affaire demain avant l’audience.

— Pendant que les avocats plaideront, nous conviendrons de la marche à suivre, dit Blondet à Camusot.

Les trois juges entrèrent en séance après avoir revêtu leurs robes.

A midi, Monseigneur et mademoiselle Armande étaient arrivés à l’hôtel d’Esgrignon où se trouvaient déjà Chesnel et monsieur Couturier. Après une conférence assez courte entre le directeur de madame du Croisier et le prélat, le prêtre alla sur-le-champ chez sa pénitente.

A onze heures du matin, du Croisier reçut un mandat de comparution qui le mandait, entre une heure et deux, dans le cabinet du Juge d’Instruction. Il y vint, en proie à des soupçons légitimes. Le Président, incapable de prévoir l’arrivée de la duchesse de Maufrigneuse, celle du Procureur du Roi, ni la confédération subite des trois juges, avait oublié de tracer à du Croisier un plan de conduite au cas où l’Instruction commencerait. Ni l’un ni l’autre ne crurent à tant de célérité. Du Croisier s’empressa d’obéir au mandat, afin de connaître les dispositions de monsieur Camusot. Il fut donc obligé de répondre. Le juge lui adressa sommairement les six interrogations suivantes : — L’effet argué de faux, ne portait-il pas une signature vraie ? — Avait-il eu, avant cet effet, des affaires avec monsieur le comte d’Esgrignon ? — Monsieur le comte d’Esgrignon n’avait-il pas tiré sur lui des lettres de change avec ou sans avis ? — N’avait-il pas écrit une lettre par laquelle il autorisait monsieur d’Esgrignon à toujours faire fond sur lui ? — Chesnel n’avait-il pas plusieurs fois déjà soldé ses comptes ? — N’avait-il pas été absent à telle époque ?

Ces questions furent résolues affirmativement par du Croisier.

Malgré des explications verbeuses, le juge ramenait toujours le banquier à l’alternative d’un oui ou d’un non. Quand les demandes et les réponses furent consignées au procès-verbal, le juge termina par cette foudroyante interrogation : — Du Croisier savait-il que l’argent de l’effet argué de faux était déposé chez lui, suivant une déclaration de Chesnel et une lettre d’avis dudit Chesnel au comte d’Esgrignon, cinq jours avant la date de l’effet ?

Cette dernière question épouvanta du Croisier. Il demanda ce que signifiait un pareil interrogatoire. S’il était, lui, le coupable, et monsieur le comte d’Esgrignon le plaignant ? Il fit observer que si les fonds étaient chez lui, il n’eût pas rendu de plainte.

— La Justice s’éclaire, dit le juge en le renvoyant non sans avoir constaté cette dernière observation de du Croisier.

— Mais, monsieur, les fonds...

— Les fonds sont chez vous, dit le juge.

Chesnel, également cité, comparut pour expliquer l’affaire. La véracité de ses assertions fut corroborée par la déposition de madame du Croisier. Le juge avait déjà interrogé le comte d’Esgrignon qui, soufflé par Chesnel, produisit la première lettre par laquelle du Croisier lui écrivait de tirer sur lui, sans lui faire l’injure de déposer les fonds d’avance. Puis il déposa une lettre écrite par Chesnel, par laquelle le notaire le prévenait du versement des cent mille écus chez monsieur du Croisier. Avec de pareils éléments, l’innocence du jeune comte devait triompher devant le Tribunal. Quand du Croisier revint du Palais chez lui, son visage était blanc de colère, et sur ses lèvres frissonnait la légère écume d’une rage concentrée. Il trouva sa femme assise dans son salon, au coin de la cheminée, et lui faisant des pantoufles en tapisserie ; elle trembla quand elle leva les yeux sur lui, mais elle avait pris son parti.

— Madame, s’écria du Croisier en balbutiant, quelle déposition avez-vous faite devant le juge ? Vous m’avez déshonoré, perdu, trahi.

— Je vous ai sauvé, monsieur, répondit-elle. Si vous avez l’honneur de vous allier un jour aux d’Esgrignon, par le mariage de votre nièce avec le jeune comte, vous le devrez à ma conduite d’aujourd’hui.

— Miracle ! l’ânesse de Balaam a parlé, s’écria-t-il, je ne m’étonnerai plus de rien. Et où sont les cent mille écus que monsieur Camusot dit être chez moi ?

— Les voici, répondit-elle en tirant le paquet des billets de banque de dessous le coussin de sa bergère. Je n’ai point commis de péché mortel en déclarant que monsieur Chesnel me les avait remis.

— En mon absence ?

— Vous n’étiez pas là.

— Vous me le jurez par votre salut éternel ?

— Je le jure, dit-elle d’une voix calme.

— Pourquoi ne m’avoir rien dit ? demanda-t-il.

— J’ai eu tort en ceci, répondit sa femme ; mais ma faute tourne à votre avantage.