Enfin ni Maturin ni Hoffmann, les deux plus sinistres imaginations de ce temps, ne m’ont causé l’épouvante que me causèrent les mouvements automatiques de ces corps busqués. Le rouge des acteurs ne m’a point surpris, j’avais vu là du rouge invétéré, du rouge de naissance, disait un de mes camarades au moins aussi espiègle que je pouvais l’être. Il s’agitait là des figures aplaties, mais creusées par des rides qui ressemblaient aux têtes de casse-noisettes sculptées en Allemagne. Je voyais à travers les carreaux des corps bossués, des membres mal attachés dont je n’ai jamais tenté d’expliquer l’économie ni la contexture ; des mâchoires carrées et très-apparentes, des os exorbitants, des hanches luxuriantes. Quand ces femmes allaient et venaient, elles ne me semblaient pas moins extraordinaires que quand elles gardaient leur immobilité mortuaire, alors qu’elles jouaient aux cartes. Les hommes de ce salon offraient les couleurs grises et fanées des vieilles tapisseries, leur vie était frappée d’indécision ; mais leur costume se rapprochait beaucoup des costumes alors en usage, seulement leurs cheveux blancs, leurs visages flétris, leur teint de cire, leurs front ruinés, la pâleur des yeux leur donnaient à tous une ressemblance avec les femmes qui détruisait la réalité de leur costume. La certitude de trouver ces personnages invariablement attablés ou assis aux mêmes heures achevait de leur prêter à mes yeux je ne sais quoi de théâtral, de pompeux, de surnaturel. Jamais je ne suis entré depuis dans ces garde-meubles célèbres, à Paris, à Londres, à Vienne, à Munich, où de vieux gardiens vous montrent les splendeurs des temps passés, sans que je les peuplasse des figures du Cabinet des Antiques. Nous nous proposions souvent entre nous, écoliers de huit à dix ans, comme une partie de plaisir d’aller voir ces raretés sous leur cage de verre. Mais aussitôt que je voyais la suave mademoiselle Armande, je tressaillais, puis j’admirais avec un sentiment de jalousie ce délicieux enfant, Victurnien, chez lequel nous pressentions tous une nature supérieure à la nôtre. Cette jeune et fraîche créature, au milieu de ce cimetière réveillé avant le temps, nous frappait par je ne sais quoi d’étrange. Sans nous rendre un compte exact de nos idées, nous nous sentions bourgeois et petits devant cette cour orgueilleuse. »
Les catastrophes de 1813 et de 1814, qui abattirent Napoléon, rendirent la vie aux hôtes du Cabinet des Antiques, et surtout l’espoir de retrouver leur ancienne importance ; mais les événements de 1815, les malheurs de l’occupation étrangère, puis les oscillations du gouvernement ajournèrent jusqu’à la chute de monsieur Decazes les espérances de ces personnages si bien peints par Blondet. Cette histoire ne prit donc de consistance qu’en 1822.
En 1822, malgré les bénéfices que la Restauration apportait aux émigrés, la fortune du marquis d’Esgrignon n’avait pas augmenté. De tous les nobles atteints par les lois révolutionnaires, aucun ne fut plus maltraité. La majeure portion de ses revenus consistait, avant 1789, en droits domaniaux résultant, comme chez quelques grandes familles, de la mouvance de ses fiefs, que les seigneurs s’efforçaient de détailler afin de grossir le produit de leurs lods et ventes. Les familles qui se trouvèrent dans ce cas furent ruinées sans aucun espoir de retour, l’ordonnance par laquelle Louis XVIII restitua les biens non vendus aux Émigrés ne pouvait leur rien rendre ; et plus tard, la loi sur l’indemnité ne devait pas les indemniser. Chacun sait que leurs droits supprimés furent rétablis, au profit de l’État, sous le nom même de Domaines. Le marquis appartenait nécessairement à cette fraction du parti royaliste qui ne voulut aucune transaction avec ceux qu’il nommait, non pas les révolutionnaires, mais les révoltés, plus parlementairement appelés Libéraux ou Constitutionnels. Ces royalistes, surnommés Ultras par l’opposition, eurent pour chefs et pour héros les courageux orateurs de la Droite, qui, dès la première séance royale, tentèrent, comme monsieur de Polignac, de protester contre la charte de Louis XVIII, en la regardant comme un mauvais édit arraché par la nécessité du moment, et sur lequel la Royauté devait revenir. Ainsi, loin de s’associer à la rénovation de mœurs que voulut opérer Louis XVIII, le marquis restait tranquille, au port d’armes des purs de la Droite, attendant la restitution de son immense fortune, et n’admettant même pas la pensée de cette indemnité qui préoccupa le ministère de M. de Villèle, et qui devait consolider le trône en éteignant la fatale distinction, maintenue alors malgré les lois, entre les propriétés. Les miracles de la Restauration de 1814, ceux plus grands du retour de Napoléon en 1815, les prodiges de la nouvelle fuite de la Maison de Bourbon et de son second retour, cette phase quasi-fabuleuse de l’histoire contemporaine surprit le marquis à soixante-sept ans. A cet âge, les plus fiers caractères de notre temps, moins abattus qu’usés par les événements de la Révolution et de l’Empire, avaient au fond des provinces converti leur activité en idées passionnées, inébranlables ; ils étaient presque tous retranchés dans l’énervante et douce habitude de la vie qu’on y mène. N’est-ce pas le plus grand malheur qui puisse affliger un parti, que d’être représenté par des vieillards, quand déjà ses idées sont taxées de vieillesse ? D’ailleurs, lorsqu’en 1818 le Trône légitime parut solidement assis, le marquis se demanda ce qu’un septuagénaire irait faire à la cour, quelle charge, quel emploi pouvait-il y exercer ? Le noble et fier d’Esgrignon se contenta donc, et dut se contenter du triomphe de la Monarchie et de la Religion, en attendant les résultats de cette victoire inespérée, disputée, qui fut simplement un armistice. Il continuait donc alors à trôner dans son salon, si bien nommé le Cabinet des Antiques. Sous la Restauration, ce surnom de douce moquerie s’envenima lorsque les vaincus de 1793 se trouvèrent les vainqueurs.
Cette ville ne fut pas plus préservée que la plupart des autres villes de province des haines et des rivalités engendrées par l’esprit de parti. Contre l’attente générale, du Croisier avait épousé la vieille fille riche qui l’avait refusé d’abord, et quoiqu’il eût pour rival auprès d’elle l’enfant gâté de l’aristocratie de la ville, un certain chevalier dont le nom illustre sera suffisamment caché en ne le désignant, suivant un vieil usage d’autrefois suivi par la ville, que par son titre ; car il était là le CHEVALIER comme à la cour le comte d’Artois était MONSIEUR. Non-seulement ce mariage avait engendré l’une de ces guerres à toutes armes comme il s’en fait en province, mais il avait encore accéléré cette séparation entre la haute et la petite aristocratie, entre les éléments bourgeois et les éléments nobles réunis un moment sous la pression de la grande autorité napoléonienne ; division subite qui fit tant de mal à notre pays. En France, ce qu’il y a de plus national, est la vanité. La masse des vanités blessées y a donné soif d’égalité ; tandis que, plus tard, les plus ardents novateurs trouveront l’égalité impossible.
1 comment