Les Royalistes piquèrent au cœur les Libéraux dans les endroits les plus sensibles. En province surtout, les deux partis se prêtèrent réciproquement des horreurs et se calomnièrent honteusement. On commit alors en politique les actions les plus noires pour attirer à soi l’opinion publique, pour capter les voix de ce parterre imbécile qui jette ses bras aux gens assez habiles pour les armer. Ces luttes s’y formulèrent en quelques individus. Ces individus, qui se haïssaient comme ennemis politiques, devinrent aussitôt ennemis particuliers. En province, il est difficile de ne pas se prendre corps à corps, à propos des questions ou des intérêts qui, dans la capitale, apparaissent sous leurs formes générales, théoriques, et qui dès lors grandissent assez les champions pour que monsieur Laffitte, par exemple, ou Casimir Périer respectent l’homme dans monsieur de Villèle ou dans monsieur de Peyronnet. Monsieur Laffitte, qui fit tirer sur les ministres, les aurait cachés dans son hôtel, s’ils y étaient venus le 29 juillet 1830. Benjamin Constant envoya son livre sur la religion au vicomte de Châteaubriand, en l’accompagnant d’une lettre flatteuse où il avoue avoir reçu quelque bien du ministre de Louis XVIII. A Paris, les hommes sont des systèmes, en Province les systèmes deviennent des hommes, et des hommes à passions incessantes, toujours en présence, s’épiant dans leur intérieur, épiloguant leurs discours, s’observant comme deux duellistes prêts à s’enfoncer six pouces de lame au côté à la moindre distraction, et tâchant de se donner des distractions, enfin occupés à leur haine comme des joueurs sans pitié. Les épigrammes, les calomnies y atteignent l’homme sous prétexte d’atteindre le parti. Dans cette guerre faite courtoisement et sans fiel au Cabinet des Antiques, mais poussée à l’hôtel du Croisier jusqu’à l’emploi des armes empoisonnées des Sauvages ; la fine raillerie, les avantages de l’esprit étaient du côté des nobles. Sachez-le bien : de toutes les blessures, celles que font la langue et l’œil, la moquerie et le dédain sont incurables. Le Chevalier, du moment où il se retrancha sur le Mont-Sacré de l’aristocratie, en abandonnant les salons mixtes, dirigea ses bons mots sur le salon de du Croisier, il attisa le feu de la guerre sans savoir jusqu’où l’esprit de vengeance pouvait mener le salon de du Croiser contre le Cabinet des Antiques. Il n’entrait que des purs à l’hôtel d’Esgrignon, de loyaux gentilshommes et des femmes sûres les unes des autres ; il ne s’y commettait aucune indiscrétion. Les discours, les idées bonnes ou mauvaises, justes ou fausses, belles ou ridicules, ne donnaient point prise à la plaisanterie. Les Libéraux devaient s’attaquer aux actions politiques pour ridiculiser les nobles ; tandis que les intermédiaires, les gens administratifs, tous ceux qui courtisaient ces hautes puissances, leur rapportaient sur le camp libéral des faits et des propos qui prêtaient beaucoup à rire. Cette infériorité vivement sentie redoublait encore chez les adhérents de du Croisier leur soif de vengeance. En 1822, du Croisier se mit à la tête de l’industrie du Département, comme le marquis d’Esgrignon fut à la tête de la noblesse. Chacun d’eux représenta donc un parti. Au lieu de se dire sans feintise homme de la Gauche pure, du Croisier avait ostensiblement adopté les opinions que formulèrent un jour les 221. Il pouvait ainsi réunir chez lui les magistrats, l’administration et la finance du Département. Le salon de du Croisier, puissance au moins égale à celle du Cabinet des Antiques, plus nombreux, plus jeune, plus actif, remuait le Département ; tandis que l’autre demeurait tranquille et comme annexé au pouvoir que ce parti gêna souvent, car il en favorisa les fautes, il en exigea même quelques-unes qui furent fatales à la Monarchie. Les Libéraux, qui n’avaient jamais pu faire élire un de leurs candidats dans ce département rebelle à leurs commandements, savaient qu’après sa nomination du Croisier siégerait au centre gauche, le plus près possible de la Gauche pure. Les correspondants de du Croisier étaient les frères Keller, trois banquiers, dont l’aîné brillait parmi les dix-neuf de la Gauche, phalange illustrée par tous les journaux libéraux, et qui tenaient par alliance au comte de Gondreville, un pair constitutionnel qui restait dans la faveur de Louis XVIII. Ainsi l’opposition constitutionnelle était toujours prête à reporter au dernier moment ses voix visiblement accordées à un candidat postiche, sur du Croisier, s’il gagnait assez de voix royalistes pour obtenir la majorité. Chaque élection, où les royalistes repoussaient du Croisier, candidat dont la conduite était admirablement devinée, analysée, jugée par les sommités royalistes qui relevaient du marquis d’Esgrignon, augmentait encore la haine de l’homme et de son parti. Ce qui anime le plus les factions les unes contre les autres, est l’inutilité d’un piége péniblement tendu.
En 1822, les hostilités, fort vives durant les quatre premières années de la Restauration, semblaient assoupies. Le salon de du Croisier et le Cabinet des Antiques, après avoir reconnu l’un et l’autre leur fort et leur faible, attendaient sans doute les effets du hasard, cette Providence des partis. Les esprits ordinaires se contentaient de ce calme apparent qui trompait le trône ; mais ceux qui vivaient plus intimement avec du Croisier savaient que chez lui comme chez tous les hommes en qui la vie ne réside plus qu’à la tête, la passion de la vengeance est implacable quand surtout elle s’appuie sur l’ambition politique. En ce moment, du Croisier, qui jadis blanchissait et rougissait au nom des d’Esgrignon ou du Chevalier, qui tressaillait en prononçant ou entendant prononcer le mot de Cabinet des Antiques, affectait la gravité d’un Sauvage.
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