Malheureusement cette corruption cachée sous une excessive élégance se parait d’un esprit voltairien. Si le Chevalier allait trop loin parfois, il mettait comme correctif les lois de la bonne compagnie auxquelles un gentilhomme doit toujours obéir. Victurnien ne comprenait de tous ces discours que ce qui flattait ses passions. Il voyait d’abord son vieux père riant de compagnie avec le Chevalier. Les deux vieillards regardaient l’orgueil inné d’un d’Esgrignon comme une barrière assez forte contre toutes les choses inconvenantes, et personne au logis n’imaginait qu’un d’Esgrignon pût s’en permettre de contraires à l’honneur. L’HONNEUR, ce grand principe monarchique, planté dans tous les cœurs de cette famille comme un phare, éclairait les moindres actions, animait les moindres pensées des d’Esgrignon.
Ce bel enseignement qui seul aurait dû faire subsister la noblesse : « Un d’Esgrignon ne doit pas se permettre telle ou telle chose, il a un nom qui rend l’avenir solidaire du passé, » était comme un refrain avec lequel le vieux marquis, mademoiselle Armande, Chesnel et les habitués de l’hôtel avaient bercé l’enfance de Victurnien. Ainsi, le bon et le mauvais se trouvaient en présence et en forces égales dans cette jeune âme.
Quand, à dix-huit ans, Victurnien se produisit dans la ville, il remarqua dans le monde extérieur de légères oppositions avec le monde intérieur de l’hôtel d’Esgrignon, mais il n’en chercha point les causes. Les causes étaient à Paris. Il ne savait pas encore que, les personnes, si hardies en pensée et en discours le soir chez son père, étaient très-circonspectes en présence des ennemis avec lesquels leurs intérêts les obligeaient de frayer. Son père avait conquis son franc parler. Personne ne songeait à contredire un vieillard de soixante-dix ans, et d’ailleurs tout le monde passait volontiers à un homme violemment dépouillé, sa fidélité à l’ancien ordre de choses. Trompé par les apparences, Victurnien se conduisit de manière à se mettre à dos toute la bourgeoisie de la ville. Il eut à la chasse des difficultés poussées un peu trop loin par son impétuosité, qui se terminèrent par des procès graves, étouffés à prix d’argent par Chesnel, et desquels on n’osait parler au marquis. Jugez de son étonnement si le marquis d’Esgrignon eût appris que son fils était poursuivi pour avoir chassé sur ses terres, dans ses domaines, dans ses forêts, sous le règne d’un fils de saint Louis ! on craignait trop ce qui pouvait s’ensuivre pour l’initier à ces misères, disait Chesnel. Le jeune comte se permit en ville quelques autres escapades, traitées d’amourettes par le Chevalier, mais qui finirent par coûter à Chesnel des dots données à des jeunes filles séduites par d’imprudentes promesses de mariage : autres procès, nommés dans le Code, détournements de mineures ; lesquels, par suite de la brutalité de la nouvelle justice, eussent conduit on ne sait où le jeune comte, sans la prudente intervention de Chesnel. Ces victoires sur la justice bourgeoise enhardissaient Victurnien. Habitué à se tirer de ces mauvais pas, le jeune comte ne reculait point devant une plaisanterie. Il regardait les tribunaux comme des épouvantails à peuple qui n’avaient point prise sur lui. Ce qu’il eût blâmé chez les roturiers était un excusable amusement pour lui. Cette conduite, ce caractère, cette pente à mépriser les lois nouvelles pour n’obéir qu’aux maximes du code noble, furent étudiés, analysés, éprouvés par quelques personnes habiles appartenant au parti du Croisier. Ces gens s’en appuyèrent pour faire croire au peuple que les calomnies du libéralisme étaient des révélations, et que le retour à l’ancien ordre de choses dans toute sa pureté, se trouvait au fond de la politique ministérielle. Quel bonheur, pour eux, d’avoir une semi-preuve de leurs assertions ! Le Président du Ronceret se prêtait admirablement, aussi bien que le Procureur du Roi, à toutes les conditions compatibles avec les devoirs de la magistrature, il s’y prêtait même par calcul au delà des bornes, heureux de faire crier le parti libéral à propos d’une concession trop large. Il excitait ainsi les passions contre la maison d’Esgrignon en paressant la servir. Ce traître avait l’arrière-pensée de se montrer incorruptible à temps, quand il serait appuyé sur un fait grave, et soutenu par l’opinion publique. Les mauvaises dispositions du comte furent perfidement encouragées par deux ou trois jeunes gens de ceux qui lui composèrent une suite, qui captèrent ses bonnes graces en lui faisant la cour, qui le flattèrent et obéirent à ses idées en essayant de confirmer sa croyance dans la suprématie du noble, à une époque où le noble n’aurait pu conserver son pouvoir qu’en usant pendant un demi-siècle d’une prudence extrême. Du Croisier espérait réduire les d’Esgrignon à la dernière misère, voir leur château abattu, leurs terres mises à l’enchère et vendues en détail, par suite de leur faiblesse pour ce jeune étourdi dont les folies devaient tout compromettre. Il n’allait pas plus loin, il ne croyait pas, comme le Président du Ronceret, que Victurnien donnerait autrement prise à la justice. La vengeance de ces deux hommes était d’ailleurs bien secondée par l’excessif amour-propre de Victurnien et par son amour pour le plaisir. Le fils du Président du Ronceret, jeune homme de dix-sept ans, à qui le rôle d’agent provocateur allait à merveille, était un des compagnons et le plus perfide courtisan du comte.
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