Une tante, aussi chastement unie à son nourrisson que l’était mademoiselle Armande à Victurnien, peut l’aimer autant que l’aimerait la mère, être aussi attentive, aussi bonne, aussi délicate, aussi indulgente qu’une mère ; mais elle ne sera pas sévère avec les ménagements et les à-propos de la mère ; mais son cœur n’aura pas ces avertissements soudains, ces hallucinations inquiètes des mères, chez qui, quoique rompues les attaches nerveuses ou morales par lesquelles l’enfant tient à elles, vibrent encore, et qui toujours en communication avec lui reçoivent les secousses de toute peine, tressaillent à tout bonheur comme à un événement de leur propre vie. Si la Nature a considéré la femme comme un terrain neutre, physiquement parlant, elle ne lui a pas défendu en certains cas de s’identifier complétement à son œuvre : quand la maternité morale se joint à la maternité naturelle, vous voyez alors ces admirables phénomènes inexpliqués plutôt qu’inexplicables, qui constituent les préférences maternelles. La catastrophe de cette histoire prouve donc encore une fois cette vérité connue : une mère ne se remplace pas. Une mère prévoit le mal long-temps avant qu’une fille comme mademoiselle Armande ne l’admette, même quand il est fait. L’une prévoit le désastre, l’autre y remédie. La maternité factice d’une fille comporte d’ailleurs des adorations trop aveugles pour qu’elle puisse réprimander un beau garçon.

La pratique de la vie, l’expérience des affaires avaient donné au vieux notaire une défiance observatrice et perspicace qui le faisait arriver an pressentiment maternel. Mais il était si peu de chose dans cette maison, surtout depuis l’espèce de disgrâce encourue à propos du mariage projeté par lui entre une d’Esgrignon et du Croisier, que dès lors il s’était promis de suivre aveuglément les doctrines de la famille. Simple soldat, fidèle à son poste et prêt à mourir, son avis ne pouvait jamais être écouté même au fort de l’orage ; à moins que le hasard ne le plaçât, comme dans l’Antiquaire le mendiant du Roi au bord de la mer, quand le lord et sa fille y sont surpris par la marée.

Du Croisier avait aperçu la possibilité d’une horrible vengeance dans les contre-sens de l’éducation donnée à ce jeune noble. Il espérait, suivant une belle expression de l’auteur qui vient d’être cité, noyer l’agneau dans le lait de sa mère. Cette espérance lui avait inspiré sa résignation taciturne et mis sur les lèvres son sourire de sauvage.

Le dogme de sa suprématie fut inculqué au comte Victurnien dès qu’une idée put lui entrer dans la cervelle. Hors le Roi, tous les seigneurs du royaume étaient ses égaux. Au-dessous de la noblesse, il n’y avait pour lui que des inférieurs, des gens avec lesquels il n’avait rien de commun, envers lesquels il n’était tenu à rien, des ennemis vaincus, conquis desquels il ne fallait faire aucun compte, dont les opinions devaient être indifférentes à un gentilhomme, et qui tous lui devaient du respect. Ces opinions, Victurnien les poussa malheureusement à l’extrême, excité par la logique rigoureuse qui conduit les enfants et les jeunes gens aux dernières conséquences du bien comme du mal. Il fut d’ailleurs confirmé dans ses croyances par ses avantages extérieurs. Enfant d’une beauté merveilleuse, il devint le jeune homme le plus accompli qu’un père puisse désirer pour fils. De taille moyenne, mais bien fait, il était mince, délicat en apparence, mais musculeux. Il avait les yeux bleus étincelants des d’Esgrignon, leur nez courbé, finement modelé, l’ovale parfait de leur visage, leurs cheveux blonds cendrés, leur blancheur de teint, leur élégante démarche, leurs extrémités gracieuses, des doigts effilés et retroussés, la distinction de ces attaches du pied et du poignet, lignes heureuses et déliées qui indiquent la race chez les hommes comme chez les chevaux. Adroit, leste à tous les exercices du corps ; il tirait admirablement le pistolet, faisait des armes comme un Saint-George, montait à cheval comme un paladin. Il flattait enfin toutes les vanités qu’apportent les parents à l’extérieur de leurs enfants, fondées d’ailleurs sur une idée juste, sur l’influence excessive de la beauté. Privilége semblable à celui de la noblesse, la beauté ne se peut acquérir, elle est partout reconnue, et vaut souvent plus que la fortune et le talent, elle n’a besoin que d’être montrée pour triompher, on ne lui demande que d’exister. Outre ces deux grands priviléges, la noblesse et la beauté, le hasard avait doué Victurnien d’Esgrignon d’un esprit ardent, d’une merveilleuse aptitude à tout comprendre, et d’une belle mémoire. Son instruction avait été dès lors parfaite. Il était beaucoup plus savant que ne le sont ordinairement les jeunes nobles de province qui deviennent des chasseurs, des fumeurs et des propriétaires très-distingués, mais qui traitent assez cavalièrement les sciences et les lettres, les arts et la poésie, tous les talents dont la supériorité les offusque. Ces dons de nature et cette éducation devaient suffire à réaliser un jour les ambitions du marquis d’Esgrignon : il voyait son fils maréchal de France si Victurnien voulait être militaire, ambassadeur si la diplomatie le tentait, ministre si l’administration lui souriait ; tout lui appartenait dans l’État. Enfin, pensée flatteuse pour un père, le comte n’aurait pas été d’Esgrignon, il eût percé par son propre mérite. Cette heureuse enfance, cette adolescence dorée n’avait jamais rencontré d’opposition à ses désirs. Victurnien était le roi du logis, personne n’y bridait les volontés de ce petit prince, qui naturellement devint égoïste comme un prince, entier comme le plus fougueux cardinal du moyen-âge, impertinent et audacieux, vices que chacun divinisait en y voyant les qualités essentielles au noble.

Le Chevalier était un homme de ce bon temps où les mousquetaires gris désolaient les théâtres de Paris, rossaient le guet et les huissiers, faisaient mille tours de page et trouvaient un sourire sur les lèvres du Roi, pourvu que les choses fussent drôles. Ce charmant séducteur, ancien héros de ruelles, contribua beaucoup au malheureux dénouement de cette histoire. Cet aimable vieillard, qui ne trouvait personne pour le comprendre, fut très-heureux de rencontrer cette adorable figure de Faublas en herbe qui lui rappelait sa jeunesse. Sans apprécier la différence des temps, il jeta les principes des roués encyclopédistes dans cette jeune âme, en narrant les anecdotes du règne de Louis XV, en glorifiant les mœurs de 1750, racontant les orgies des petites maisons, et les folies faites pour les courtisanes, et les excellents tours joués aux créanciers, enfin toute la morale qui a défrayé le comique de Dancourt et l’épigramme de Beaumarchais.