Ce n’est pas par les mômeries des jésuitières qu’on montre le respect qu’on doit à un père qui vous traite en camarade mais par une certaine attitude dans les grandes circonstances de la vie. Par rapport à cette femme qui est payée par ton père tu es devenu le monsieur qui ne la paie pas ! le mot, je ne l’écris pas, ne voulant pas insulter mon propre fils, tu devines à quoi je pense. Ce n’est pas une question d’honneur à ton âge, c’est une question de respect de la famille, de respect filial. Voilà ce que j’ai à te dire ! Oh ! certes, je te félicite néanmoins de ton succès près de Louise ; ce n’est pas une femme facile et elle s’y connaît en hommes, mais je préférerais d’autres succès — en tous genres, tu me comprends. Pour le baccalauréat si ta mère y tient, vous vous débrouillerez ; tu es d’âge à gagner ta vie, en somme. Et moi je ne tiens pas à te donner de l’argent pour que tu t’amuses avec les femmes que tu as connues avec moi et qui sont plus ou moins les miennes.

Voilà des explications puisque tu en veux.

Ceci dit, je t’embrasse paternellement, en te souhaitant bonne chance dans la vie.

Ton père mécontent,

***

Commentaires

Premières réflexions du jeune homme : « Son père est un mufle. Sa mère a dû en endurer de vertes avec un type de cet acabit. Certainement ! il fera sa fortune ! il n’est pas plus bête que tous les crétins qu’on voit millionnaires. Il fera sa fortune pour sa mère qu’il ne quittera jamais. Il ne voit d’ailleurs pas la nécessité d’être bachelier pour devenir riche. » Deuxièmes réflexions du jeune homme : « Mon père ne vivra pas vieux s’il continue la vie qu’il mène. Je suis son unique héritier, je n’ai pas besoin de me la fouler. »

Ceci dit il prend un taxi et vole vers Louise Duchamp pour la tenir au courant.

Du côté de la mère : Une lettre de l’avoué l’informant que le père ne donnera plus rien pour les études du fils : le père est las, cela se comprend ! Hubert ne travaille pas. Hubert a reçu une lettre de son père, à la suite de laquelle il a été bien tendre pour sa mère. La mère est émue et heureuse. Elle paiera les études sur sa pension de divorcée. Quel bonheur qu’il échappe à l’influence de cet homme monstrueux. Elle pleure un peu, mais c’est de joie et de tendresse. Elle provoque une conversation avec Hubert qu’elle trouve cette fois glacial et entêté. Et voilà les familles qu’a fait le divorce et la vie sans Dieu.

Deux lettres écrites
à quinze ans d’intervalle

Première lettre

À Mademoiselle Marie V…, chez ses parents,

Nouveautés, 15, rue du Pont-Tournant,
E. V.


Mademoiselle,


Il est toujours flatteur de recevoir une lettre d’amour, surtout dans cette ville-ci où on s’ennuie tellement. Mettez-vous bien dans l’idée que si je ne vous ai pas répondu tout de suite, ce n’est pas qu’il ne m’était pas agréable de faire plus ample connaissance avec une charmante demoiselle mais c’est que j’ai beaucoup à faire à cause de mon concours. Ah ! mademoiselle ! je ne suis pas une personne poétique, comme vous dites. Ce n’est pas une raison parce que vous m’avez rencontré avec votre honorable famille en train de regarder le coucher de soleil sur le chemin de halage pour que je sois ce que vous dites. Je ne dis pas que, à l’occasion, je ne pourrai pas vous faire des vers comme vous me faites l’honneur de me le demander, mais je vous avertis que je ne suis pas un Lamartine ni même un Victor Hugo dans le genre. Savez-vous ce que c’est que les drains en pierres sèches et les drains en tuyaux ? Ce sont des questions qui n’intéressent pas et pourtant les drains en pierres sèches ne se bouchent pas aussi facilement que les autres et c’est cette science des ingénieurs des Ponts et Chaussées qui empêche que vos charmants petits petons ne soient mouillés quand vous allez vous promener du côté de Port-Prijean. Vous voyez que je suis au courant de vos habitudes et qu’il y a longtemps que moi aussi je vous aime. Malheureusement je n’ai pas beaucoup la tête à l’amour et certainement j’aimerais mieux penser à vos jolis yeux changeants vert-bleu qu’aux différentes espèces de dragage : le dragage à pelle simple, le dragage à treuil, le dragage à cuillère, le dragage à griffe, le dragage à grappin, à chapelet, sans parler des dragues à aspiration (tout ça n’est jamais qu’une affaire de prix de revient). Je vous expliquerai tout cela un jour quand j’aurai passé mon concours. C’est un concours sérieux et avec messieurs les examinateurs la cote d’amour ne compte pas beaucoup —permettez-moi cette plaisanterie. Vous me faites l’honneur de me donner rendez-vous pour demain soir derrière le kiosque. Hélas ! mademoiselle ! c’est ma vie que vous me demandez là ! car je travaille avec Léonce Dupuis tous les soirs et il faudrait lui dire pourquoi et ainsi de suite.