Donc, à l’heure où je pourrais serrer votre mignonne petite taille dans mes pectoraux, j’étudierai l’origine des bateaux pompeurs dans le Pontzen qui est le meilleur ouvrage sur la matière.

Vous me direz à ça : Vous avez une bonne place, êtes-vous si ambitieux de vouloir passer un concours encore ? Ah ! mademoiselle ! Paris ! Paris ! depuis que je connais la Ville Lumière, je ne vis plus dans ce trou-ci. Quelles distractions intellectuelles avez-vous dans notre ville ? est-ce ici que j’aurais les premières représentations où l’on voit tous les journalistes au grand complet d’un seul coup d’œil et les concerts suaves avec de jolies dames en décolleté (pas si jolies que vous sûrement, petite mignonne) et les cirques en pierre alors que nous n’avons que des cirques en toile et encore ! une fois par an ! et les salons où on parle d’art, et où on fait la connaissance des ministres pour vous pistonner ou vous décorer ou n’importe. Eh bien, oui, j’adore les couchers de soleil à la Corot mais pour cela il faut des rentes, ou sinon des rentes, de beaux appointements. Voilà pourquoi je passe le concours du Ministère des Travaux publics, me comprenez-vous ? certainement avec votre intelligence vous m’avez compris ! D’ailleurs, je suis un peu inventeur et il me faut l’appréciation des hommes de l’art. J’ai inventé une machine pour désagréger les déblais provenant de fonds résistants de manière à en rendre le transport plus facile. Que ferais-je avec ma machine sur papier dans ce pays ? Vous avez ici un magnifique musée, je n’en disconviens pas, mais comment voulez-vous, n’est-ce pas, qu’on ait confiance que tous les tableaux ne soient pas plus ou moins faux, étant donné que les originaux doivent être au Louvre ou dans les capitales comme le British Museum de Londres. Dès lors, qu’est-ce que l’amour pour un homme qui souffre ? une consolation passagère. Est-ce qu’un homme délicat peut demander à une personne qui croit en sa loyauté un moment de plaisir sans lendemain ? Le mariage, je ne peux le promettre étant donné que je ne suis pas mûr pour le mariage. Une heure de plaisir ! et ce n’est pas une réponse à l’amour que vous m’offrez avec franchise et ça prouve en votre faveur. Alors moi aussi je serai franc : j’ai mon concours et un concours ça n’attend pas !

Oui ! votre mignonne petite taille, votre petite bouche mignonne et tout votre petit corps trottera dans ma cervelle la nuit comme le jour. Bien des fois je verrai votre céleste image entre le tableau noir et mes yeux mais je dois penser à l’avenir. Qui sait ? qui sait ? qui sait ?

Celui qui vous aime et qui souffre sans adieu,

Lucien Perette.

Commentaires

L’auteur de cette lettre est digne de l’estime de celui qui la rapporte et de l’estime du lecteur. Loin de nous la pensée de mépriser les ambitieux : que l’ambition ici s’exprime avec quelque naïveté provinciale, que Lucien Perette se fasse des illusions sur les charmes de la vie parisienne pour employé de ministère, cela n’est pas douteux, mais qui ne reconnaîtra chez ce jeune homme des goûts élevés : plus de poésie qu’il ne le croit lui-même, plus d’amour des arts qu’il n’en entre souvent dans le cœur de nos dilettanti ; qui ne lui reconnaîtra cet amour du luxe et de la grande vie qu’on rencontre souvent uni à l’idéal le plus pur dans les âmes de l’élite. Il n’est pas douteux que ce garçon aime son métier. Le concours est important mais les dragages et les machines à déblaiement ont évidemment assez d’intérêt pour lui pour qu’il se soit donné la peine d’en inventer, ce qui n’est pas à la portée de tout le monde. Honorons les gens qui aiment leur métier, ils sont la force de la France. Enfin, il sacrifie un amour réel (?) au succès d’un examen : cet esprit de sacrifice est vraiment respectable partout où il se trouve. Saluons l’esprit du sacrifice même quand il se fait à l’ambition.

Cependant il ne faudrait rien exagérer dans nos légitimes éloges. Lucien admire les duchesses mais il n’aime guère que les femmes de chambre, et s’il avait à choisir entre deux femmes de ces deux espèces, encore que sa vanité dût l’attirer vers la première, son instinct l’amènerait à la seconde. Marie V… n’est pas une femme de chambre. Admirons les goûts qui entraînent Lucien vers Paris ; mais soyons véridiques.

Lucien est un peu ridicule et dans une ville où chacun l’est à sa façon, celle de Lucien se distingue. Lucien s’habille avec prétention bien que pauvrement, il a un gilet de soie verte que ses chefs eux-mêmes n’ont pu parvenir à lui faire abandonner. Il a un chapeau noir boléro qu’il pose tout en haut de la tête et des cravates Lavallière claires ; il a les muscles des cuisses très développés, il est très brun, mal rasé, porte un gros pince-nez. De plus, il est toujours seul et silencieux, sauf lorsqu’il tient un interlocuteur complaisant qu’il assomme de ses plaintes, de ses espoirs et de ses propos imagés. Cet ensemble fait rire de lui. Les gamins n’hésitent pas à crier « Au fou ! » quand il passe, ou à lui jeter au nez le nom d’une certaine Marie Maillon avec laquelle plusieurs personnes l’ont surpris un soir dans une posture blâmable.

Ces motifs sont assez forts pour pousser au travail des concours le malheureux Lucien Perette.

Deuxième lettre de Lucien

QUINZE ANS APRÈS


Chère Marquise,


Que je baise d’abord les jolis ongles roses qui bordent les lys de vos doigts ! merci ! merci ! merci ! je le répète à vos pieds ! Le ministre est un très brave homme et nous nous sommes très bien compris. Je crois que désormais j’ai en lui plus qu’un collaborateur (les grands travailleurs s’entendent toujours), un véritable ami : l’espèce en est rare, c’est La Fontaine qui l’a dit si j’ai bonne mémoire. Momesheim des Constructions métalliques du Creusot m’est tout acquis et l’affaire de ma petite mécanique à déblai devient une cote de Bourse comme les autres cotes de Bourse. Certainement, je viendrai lundi. Comment voulez-vous que je me refuse au délicat plaisir de vous contempler dans l’exercice de vos devoirs de maîtresse de maison.