En tant qu'il produit des valeurs d'usage, qu'il est utile, le
travail, indépendamment de toute forme de société, est la condition
indispensable de l'existence de l'homme, une nécessité éternelle, le médiateur
de la circulation matérielle entre la nature et l'homme.
Les valeurs d'usage, toile, habit, etc., c'est-à-dire les
corps des marchandises, sont des combinaisons de deux éléments, matière et
travail. Si l'on en soustrait la somme totale des divers travaux utiles qu'ils
recèlent, il reste toujours un résidu matériel, un quelque chose fourni par la
nature et qui ne doit rien à l'homme.
L'homme ne peut point procéder autrement que la nature
elle-même, c’est-à-dire il ne fait que changer la forme des matières[14].
Bien plus, dans cette œuvre de simple transformation, il est encore constamment
soutenu par des forces naturelles. Le travail n'est donc pas l'unique source
des valeurs d'usage qu'il produit, de la richesse matérielle. Il en est le
père, et la terre, la mère, comme dit William Petty.
Laissons maintenant la marchandise en tant qu'objet
d'utilité et revenons à sa valeur.
D'après notre supposition, l'habit vaut deux fois la toile.
Ce n'est là cependant qu'une différence quantitative qui ne nous
intéresse pas encore. Aussi observons-nous que si un habit est égal à deux fois
10 mètres de toile, 20 mètres de toile sont égaux à un habit. En tant que
valeurs, l'habit et la toile sont des choses de même substance, des expressions
objectives d'un travail identique. Mais la confection des habits et le tissage
sont des travaux différents. Il y a cependant des états sociaux dans lesquels
le même homme est tour à tour tailleur et tisserand, où par conséquent ces deux
espèces de travaux sont de simples modifications du travail d'un même individu,
au lieu d'être des fonctions fixes d'individus différents, de même que l'habit
que notre tailleur fait aujourd'hui et le pantalon qu'il fera demain ne sont
que des variations de son travail individuel. On voit encore au premier coup
d'œil que dans notre société capitaliste, suivant la direction variable de la
demande du travail, une portion donnée de travail humain doit s'offrir tantôt
sous la forme de confection de vêtements, tantôt sous celle de tissage. Quel
que soit le frottement causé par ces mutations de forme du travail, elles
s'exécutent quand même.
En fin de compte, toute activité productive, abstraction
faite de son caractère utile, est une dépense de force humaine. La confection
des vêtements et le tissage, malgré leur différence, sont tous deux une dépense
productive du cerveau, des muscles, des nerfs, de la main de l'homme, et en ce
sens du travail humain au même titre. La force, humaine de travail, dont le
mouvement ne fait que changer de forme dans les diverses activités productives,
doit assurément être plus ou moins développée pour pouvoir être dépensée sous
telle ou telle forme. Mais la valeur des marchandises représente purement et
simplement le travail de l'homme, une dépense de force humaine en général. Or,
de même que dans la société civile un général ou un banquier joue un grand
rôle, tandis que l'homme pur et simple fait triste figure, de même en est-il du
travail humain. C'est une dépense de la force simple que tout homme ordinaire,
sans développement spécial, possède dans l'organisme de son corps. Le travail
simple moyen change, il est vrai, de caractère dans différents pays et suivant
les époques ; mais il est toujours déterminé dans une société donnée. Le
travail complexe (skilled labour, travail qualifié) n'est qu'une
puissance du travail simple, ou plutôt n'est que le travail simple multiplié,
de sorte qu'une quantité donnée de travail complexe correspond à une quantité
plus grande de travail simple. L'expérience montre que cette réduction se fait
constamment. Lors même qu'une marchandise est le produit du travail le plus
complexe, sa valeur la ramène, dans une proportion quelconque, au produit d'un
travail simple, dont elle ne représente par conséquent qu'une quantité
déterminée[15].
Les proportions diverses, suivant lesquelles différentes espèces de travail
sont réduites au travail simple comme à leur unité de mesure, s'établissent
dans la société à l'insu des producteurs et leur paraissent des conventions
traditionnelles. Il s'ensuit que, dans l'analyse de la valeur, on doit traiter
chaque variété de force de travail comme une force de travail simple.
De même donc que dans les valeurs toile et habit la
différence de leurs valeurs d'usage est éliminée, de même, disparaît dans le
travail que ces valeurs représentent la différence de ses formes utiles taille
de vêtements et tissage. De même que les valeurs d'usage toile et habit sont
des combinaisons d'activités productives spéciales avec le fil et le drap,
tandis que les valeurs de ces choses sont de pures cristallisations d'un
travail identique, de même, les travaux fixés dans ces valeurs n'ont plus de
rapport productif avec le fil et le drap, mais expriment simplement une dépense
de la même force humaine. Le tissage et la taille forment la toile et l'habit,
précisément parce qu'ils ont des qualités différentes ; mais ils n'en forment
les valeurs que par leur qualité commune de travail humain.
L'habit et la toile ne sont pas seulement des valeurs en
général mais des valeurs d'une grandeur déterminée ; et, d'après notre
supposition, l'habit vaut deux fois autant que 10 mètres de toile. D'où vient
cette différence ? De ce que la toile contient moitié moins de travail que
l'habit, de sorte que pour la production de ce dernier la force de travail doit
être dépensée pendant le double du temps qu'exige la production de la première.
Si donc, quant à la valeur d'usage, le travail contenu dans
la marchandise ne vaut que qualitativement, par rapport à la grandeur de la
valeur, à ne compte que quantitativement. Là, il s'agit de savoir comment le
travail se fait et ce qu'il produit ; ici, combien de temps il dure. Comme la
grandeur de valeur d'une marchandise ne représente que le quantum de
travail contenu en elle, il s'ensuit que toutes les marchandises, dans une
certaine proportion, doivent être des valeurs égales.
La force productive de tous les travaux utiles qu'exige la
confection d'un habit reste-t-elle constante, la quantité de la valeur des
habits augmente avec leur nombre. Si un habit représente x journées de
travail, deux habits représentent 2x, et ainsi de suite. Mais, admettons
que la durée du travail nécessaire à la production d'un habit augmente ou
diminue de moitié ; dans le premier cas un habit a autant de valeur qu'en
avaient deux auparavant, dans le second deux habits n'ont pas plus de valeur
que n'en avait précédemment un seul, bien que, dans les deux cas, l'habit rende
après comme avant les mêmes services et que le travail utile dont il provient
soit toujours de même qualité. Mais le quantum de travail dépensé dans
sa production n'est pas resté le même.
Une quantité plus considérable de valeurs d'usage forme
évidemment une plus grande richesse matérielle ; avec deux habits on
peut habiller deux hommes, avec un habit on n'en peut habiller qu'un, seul, et
ainsi de suite. Cependant, à une masse croissante de la richesse matérielle
peut correspondre un décroissement simultané de sa valeur. Ce mouvement contradictoire
provient du double caractère du travail.
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