Pour un rien, elle s’emportait, boudait, s’exaltait en des colères. Il reconnaissait en elle tout le tempérament de sa mère qu’une maladie nerveuse avait tuée jeune encore. Il l’aimait pourtant, car des tendresses succédaient à ses humeurs, des câlineries brusques et sans transition, la détente d’un vent de tempête qui soudain se pacifie, chantonne, caresse les fleurs.
Au contraire, Godelieve, la cadette, l’entourait d’une affection égale, et délicieuse d’être ainsi monotone. C’était la sécurité de quelque chose qui est inaltérable et qui est fixe. Elle lui était complaisante comme un miroir. Il se voyait en elle, car elle lui ressemblait. C’était tout son visage, les mêmes yeux couleur des canaux, ces yeux du Nord où il y a de l’eau ; et aussi le même nez un peu fort, le même front vaste et plat, paroi lisse, mur d’un temple, où rien ne transparaissait, sinon un peu de lumière, des calmes fêtes du cerveau. Mais c’était surtout son âme, la même nature mystique et douce, qu’une rêverie intérieure occupe, casanière et taciturne, comme adonnée à dérouler des écheveaux de pensées, des brumes embrouillées. Ils passaient souvent des heures dans la même chambre, sans se parler, heureux d’être ensemble, heureux du silence. Ils n’avaient pas la sensation d’être distincts l’un de l’autre.
Elle était vraiment sa chair. On aurait dit qu’elle le continuait, qu’elle le prolongeait hors de lui-même. Dès qu’il désirait une chose, elle l’exécutait aussitôt, comme il l’aurait fait lui-même. Il sentait en elle les mains et les pieds de sa volonté. Et c’est vraiment, à la lettre, qu’il voyait par ses yeux.
Vie à l’unisson ! Miracle quotidien, étant deux, de ne faire qu’un ! Aussi le vieil antiquaire tremblait à l’idée que Godelieve, un jour, pût se marier, le quitter ! Ce serait, à coup sûr, un vrai arrachement ; quelque chose de lui qui s’en irait loin de lui. Après quoi, il se retrouverait comme mutilé.
Il y songeait fréquemment, avec déjà une jalousie préventive. Il craignit d’abord qu’un de ces patriotes exaltés qu’il recevait chez lui, le lundi soir, pût s’éprendre de Godelieve. N’était-il pas imprudent de les accueillir ainsi ? Est-ce qu’il n’ouvrait pas lui-même la porte à son malheur ? Joris Borluut était jeune encore, et même Farazyn. Mais ils paraissaient devoir être des célibataires endurcis, comme ce Bartholomeus, le peintre, qui, lui, comme pour mieux s’assurer contre le mariage, était allé habiter l’enclos du Béguinage où il installa son atelier dans un des couvents délaissés. Celui-ci, eût-on dit, avait épousé son art… Or, les autres aussi, n’avaient-ils pas épousé la Ville, tout voués à ce qu’elle fût belle et à la parer comme une femme ? Il n’y avait pas place en eux pour une passion nouvelle. Et le soir, chez lui, ils étaient trop exaltés à mûrir la Cause, à remuer des projets et des espoirs, à ressusciter en eux des drapeaux, pour faire attention à cette petite vierge silencieuse qu’était, à côté d’eux, Godelieve. Le bruit de son carreau de dentellière, rendant un son d’oraisons, n’était point pour contenter ces cœurs tumultueux qui espéraient un nouveau rugissement du Lion de Flandre.
Van Hulle donc se tranquillisa. Godelieve était à l’abri. Elle resterait sienne. Quant à Barbe, avec sa beauté plus violente, sa bouche colorée et qui promet son beau fruit, peut-être bien qu’elle troublerait un jour quelqu’un. Ah ! si elle pouvait se marier, elle ! Comme il consentirait avec joie ! C’en serait fait pour lui des perpétuelles alertes : humeurs fantasques, colères brusques pour des riens, paroles cabrées, crises et désarrois, durant lesquels la maison avait l’air de naufrager.
Van Hulle frémissait à cette espérance : ne plus vivre qu’avec Godelieve ! Seul avec elle, toujours, jusqu’à la fin ! Vie uniformément calme, si pacifiée, si quiète, où elle ne ferait d’autre bruit, dans le silence, que le tic-tac de son cœur monotone, où elle ne serait, parmi le Musée d’horloges, qu’une horloge de plus, une petite horloge humaine, le visage tranquille de l’Heure.
V
On peut dire que Borluut aimait d’amour la Ville.
Or, nous n’avons qu’un cœur pour toutes nos amours. C’était donc quelque chose comme la tendresse pour une femme, le culte pour une œuvre d’art ou une religion. Il aimait Bruges d’être si belle ; et, tel qu’un amant, il l’aurait aimée davantage d’être plus belle. Sa passion n’avait rien à voir avec ce patriotisme local qui unit ceux d’une cité par des habitudes, des goûts communs, des alliances, un amour-propre de clocher. Lui, au contraire, vivait presque seul, s’isolait, frayait peu avec les habitants, d’esprit lent. Même, dans les rues, il voyait à peine les passants.
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