D’être isolé, il se mit à affectionner les canaux, les arbres éplorés, les ponts en tunnel, les cloches sensibles dans l’air, les vieux murs des vieux quartiers. Les choses l’intéressèrent, à défaut des êtres. La ville devint pour lui personnelle, presque humaine… Il l’aima, avec le désir de l’embellir, de parer sa beauté, une beauté mystérieuse d’être si triste. Et si peu voyante, surtout ! D’autres villes sont ostentatoires ; elles accumulent des palais, des jardins en étages, des monuments géométriquement beaux. Ici, tout est sourdines et nuances. Architecture historiée, façades comme des reliquaires, pignons à gradins, portes et fenêtres trilobées, pinacles couronnés d’épis, moulures, gargouilles, bas-reliefs – incessantes surprises faisant de la ville comme un multiple paysage de pierre.

C’était un mélange du gothique et de la Renaissance, la transition sinueuse qui soudain étire en lignes souples et fleuries la forme trop rigide et trop nue. On aurait dit qu’un printemps brusque avait germé sur les murs, qu’un rêve les avait transsubstantiés – il y eut tout à coup sur eux des visages et des bouquets.

Cette floraison des façades se perpétuait jusqu’à maintenant, noircie par le travail des siècles, invétérée mais déjà confuse.

Le temps accomplissait ici son œuvre de délabrement. Une usure triste fanait les guirlandes, rongeait les figures, comme une lèpre. Des fenêtres bouchées étaient des yeux aveugles. Un pignon en ruine, étançonné, se traînait, eût-on dit, sur des béquilles, vers l’Éternité. Un bas-relief se décomposait déjà comme un cadavre. Il fallait intervenir, se hâter, embaumer la mort, panser les sculptures, guérir les fenêtres malades, assister la vieillesse des murs. Borluut s’était senti, d’emblée, cette vocation, entraîné à l’architecture, non pas comme à un métier ni avec la pensée de bâtir, de réussir, de faire fortune. Dès son entrée à l’académie, dans la première fièvre de ses études, il ne songea qu’à une chose : les utiliser pour la ville, uniquement pour elle – et non pour lui. À quoi servirait d’ambitionner la gloire pour soi, de rêver un grand monument dont on serait le bâtisseur et où on inscrirait son nom pour des siècles ? L’architecture contemporaine est forcément médiocre. Borluut songeait souvent à ce discrédit, à cette décadence de son art, qui se leurre en des archaïsmes et des redites.

Et il concluait toujours de même :

– La faute n’en est pas aux individus. La faute en est à la foule. C’est la foule qui construit des monuments. Un homme, lui, ne peut qu’édifier des demeures particulières, qui sont alors une fantaisie individuelle, l’expression de son rêve personnel. Au contraire, les cathédrales, les beffrois, les palais, ont été construits par la foule. Ils sont à son image et à sa ressemblance. Mais pour cela il faut que la foule ait une âme collective, vibre tout à coup à l’unisson. C’est le cas pour le Parthénon, qui est l’œuvre d’un peuple unanime dans l’art ; pour les églises, qui sont l’œuvre d’un peuple unanime dans la foi. Alors le monument naît de la terre elle-même ; c’est le peuple, en réalité, qui l’a créé, conçu, fécondé dans le ventre de la terre, et les architectes ne font qu’en accoucher le sol. Aujourd’hui la foule n’existe plus en tant que foule. Elle n’a plus d’unité. Donc, elle ne peut plus engendrer aucun monument. Peut-être une Bourse, pourtant, parce qu’ici elle se retrouverait unanime dans son bas instinct pour l’or ; mais qu’est-ce qu’une architecture, ou tout autre art, qui bâtirait contre l’Idéal ?

En raisonnant ainsi, Borluut en était arrivé tout de suite à conclure qu’il n’y avait rien à vouloir et à réaliser pour soi-même. Mais quel noble but que de se vouer à la ville et, ne pouvant pas la doter d’un chef-d’œuvre impossible, de restaurer les admirables architectures d’autrefois qui foisonnaient ici ! Travail urgent ; ailleurs on avait trop attendu, laissé dépérir des pierres lasses, de vieilles demeures, de nobles palais, pressés de se changer en ruine, qui est pour eux la forme calme du tombeau.

Travail délicat aussi, car le danger est double : celui de ne pas restaurer, de perdre ainsi de précieux vestiges qui sont les blasons d’une ville, l’anoblissement du présent par le passé ; et celui de trop restaurer, rajeunir, remplacer pierre par pierre, au point que la demeure et le monument n’aient plus rien de leur séculaire survie, ne soient plus qu’un simulacre, une copie trompeuse, le masque de cire, substitué, d’une momie, au lieu de son authentique visage, maquillé par les siècles.

Borluut, avant tout, se montra soucieux de conserver le plus possible.

C’est ainsi qu’il avait restauré, pour son début, la façade de Van Hulle, l’antiquaire, sauvegardant la belle patine du temps sur les murs, laissant intactes les sculptures rongées, comme en allées dans la pierre. Un autre les eût fait tailler à neuf.