Borluut n’y toucha point. Elles en avaient pris le charme mystérieux de l’inachevé. Il se garda aussi de rien faire gratter ou polir, maintenant partout la vieille allure, les teintes fanées, la rouille, les serrures, les tuiles originelles.
Cette restauration de la maison de Van Hulle avait décidé d’emblée de sa fortune. Tout le monde alla voir, admira le miracle de ce rajeunissement qui restait de la vieillesse, et chacun voulut sauver sa maison de la mort…
Borluut eut à restaurer bientôt toutes les anciennes façades.
Il y en avait d’incomparables, disséminées au long des rues. Quelques-unes perpétuaient jusqu’à nous la mode antique des pignons de bois, dans la rue Cour-de-Gand, dans la rue Courte-de-l’Équerre, authentiques modèles de celles qu’on voit peintes, sur le quai d’un petit port gelé, dans les portraits de Pierre Fourbus qui sont au Musée. D’autres survivaient, d’un temps plus récent, mais non moins pittoresques, avec un pignon pareil, qui met une cornette par-dessus ces aïeules aux airs de béguines et comme agenouillées au bord des canaux… Ornementations, fouillis, ciselures, cartouches, bas-reliefs, surprises innombrables des sculptures, – et ces tons des façades influencés par le temps et la pluie, avec des roses de soir fané, des bleus de fumée, des gris de brouillard, toute une moisissure savoureuse, un faisandage des briques, des nuances sanguines ou chlorotiques comme d’un teint.
Borluut restaura, ménagea, mit en relief les beaux fragments, boucha les ruines, cicatrisa les éraflures.
Les rues s’égayèrent de ce renouveau des aïeules, des vieilles béguines. C’est Borluut qui les avait affranchies de la mort proche, conservées pour un temps encore long peut-être… Son renom s’en accrut de jour en jour, surtout depuis que les échevins, après son triomphe au concours de carillonneurs, et en reconnaissance de ce qu’on lui devait déjà, l’eurent nommé architecte de la ville. Il fut employé ainsi à des travaux officiels, car ce mouvement de restauration qu’il provoqua se généralisait, s’étendait aux monuments publics.
Après l’Hôtel de Ville et la Maison du greffe, où des polychromies, des ors neufs, avaient comme habillé d’étoffes chatoyantes et de bijoux la nudité des pierres, on avait décidé la restauration de l’hôtel de la Gruuthuus. Borluut se mit à l’œuvre, releva, sur la façade en briques, la balustrade à jour, les lucarnes à crochets et à fleurons, les pignons du XVe siècle avec les armoiries du seigneur de céans qui y avait hébergé le roi d’Angleterre, chassé par ceux de la Rose rouge. Le vieux palais renaissait, sortait de la mort, avait l’air soudain de vivre et de sourire, en ce quartier de Bruges mémorable où il atténuerait, tout contigu, les élancements abrupts de Notre-Dame qui bondit par blocs à l’assaut de l’air, étage ses contreforts, ses plates-formes, ses vaisseaux, ses arcs-boutants comme des ponts-levis sur le ciel. Ce sont, à l’infini, des accumulations de bâtisses, des entassements, des enchevêtrements, d’où la tour soudain jaillit comme un cri.
À côté du farouche édifice, l’hôtel de la Gruuthuus, quand la restauration en serait terminée, mettrait, du moins, l’atténuation d’une vieillesse plus ornée et amène. On attendait avec impatience l’achèvement de ce travail, car maintenant la ville se passionnait pour ses embellissements. Elle avait compris son devoir, et qu’il fallait s’assurer contre la ruine, consolider sa beauté fléchissante. Un sens d’art, soudain, descendit comme une Pentecôte, éclaira toutes les consciences. L’édilité faisait restaurer ses monuments ; les particuliers, leurs demeures ; le clergé, ses églises. Il y a ainsi un avertissement de la destinée, le signe magique, auquel chacun se met à obéir, sans le savoir, sans comprendre. Le mouvement, dans Bruges, avait été unanime. Chacun contribua à créer de la Beauté, collabora à la ville, qui devint ainsi tout entière une œuvre d’art.
Or, dans cet élan bientôt général, seul Borluut, qui en fut l’initiateur, s’attiédissait un peu. C’est depuis l’époque où il avait été élu maître carillonneur, depuis qu’il montait dans la tour. Il se plaisait moins aux restaurations entreprises, à ses recherches dans les plans et les archives. Son jeu du carillon l’intéressait davantage que ses dessins ou ses épures. Il travaillait d’ailleurs moins bien. Quand il redescendait du beffroi, il avait besoin de se reprendre, de vider son ouïe du vent grondant là-haut, qui s’attardait dans ses oreilles comme la mer dans les coquillages. Tout un trouble subsistait en lui. Il entendait mal, cherchait ses mots, s’étonnait de sa propre voix, trébuchait aux pavés. Les passants l’offusquaient. Il continuait à voyager avec les nuages.
Même quand il s’était reconquis, on ne sait quoi demeurait en lui, qui l’influençait, modifiait ses idées et ses vues. Ce qui auparavant venait de le passionner, le trouvait soudain dépris, presque indifférent. Durant un moment, il n’était plus lui-même.
Et c’était, à ces retours de la tour, comme s’il y avait été, un peu, désapprendre à vivre !
VI
Borluut, quand il montait dans la tour, ne se contentait pas d’y rester le temps nécessaire, l’heure prescrite de carillon. Il s’y attardait volontiers en une lente flânerie.
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