Les aiguilles du cadran qui se cherchent, se fuient tout le jour, s’ouvraient maintenant en compas. Encore une ou deux minutes et l’heure de quatre heures s’accomplissait. Alors, dans le vide du bourdon tu, une aubade indécise, un gazouillis, un éveil de nid chanta, vagues arpèges de mélodie.
La foule écouta ; quelques-uns croyaient que s’ouvrait déjà le concours ; mais ce n’était que le jeu mécanique du carillon, produit par le cylindre de cuivre soulevant les marteaux et qui agit comme dans le système des boîtes à musique. De plus, le carillon obéit aussi à un clavier et c’est ce jeu-ci qu’on allait bientôt entendre, quand les musiciens entreraient en lutte.
En attendant, le carillon joua automatiquement le prélude qui est habituel avant la sonnerie de chaque heure, broderie aérienne, bouquets de sons jetés en adieu au temps qui part. Car n’est-ce pas la raison même du carillon : faire un peu de joie pour atténuer la mélancolie de l’heure qui meurt ensuite ?
Quatre coups venaient de marteler l’horizon, des coups larges, graves, distants l’un de l’autre, irrémédiables, et qui semblaient clouer une croix dans l’air. Quatre heures ! C’était l’heure fixée pour le concours. La foule eut des remous. Une petite impatience se propagea…
Soudain, à la fenêtre à balcon des Halles, non loin de la console sculptée de feuillages et têtes de bélier, où songe la statue de la Vierge, cette même fenêtre où se proclamèrent de tout temps les lois, ordonnances, traités de paix et règlements de la commune, apparut un héraut d’armes vêtu de pourpre qui, dans un porte-voix, clama, déclara ouvert le concours de carillonneurs en la ville de Bruges, eut l’air de vaticiner à l’avenir.
La foule se tut, cargua toutes ses rumeurs.
Quelques-uns seulement savaient des détails : que les carillonneurs de Malines, d’Audenarde, d’Herenthals, étaient inscrits ; d’autres encore, qui peut-être se récuseraient ; sans compter l’imprévu, car on avait le droit de se faire inscrire jusqu’à la dernière minute.
Après la publication, du haut de la fenêtre à balcon, le bourdon sonna précipitamment trois coups, comme trois coups d’angélus. C’était l’annonce de l’entrée en lice d’un concurrent.
Aussitôt, en effet, le carillon s’ébranla, un peu confusément. Ce n’était plus le jeu automatique de tantôt. On sentait maintenant un jeu libre et capricieux, l’intervention d’un homme qui réveille les cloches une à une, les bouscule, les gourmande, les caresse, les conduit devant lui en troupeau. Le départ n’était point maladroit, mais une débandade suivit, une cloche eut l’air de tomber, d’autres s’enfuirent ou se refusèrent.
Un second morceau fut mieux exécuté, mais le choix en était malheureux : c’était un pot-pourri, des airs quelconques cousus ensemble, habit d’arlequin, musique qui avait l’air de faire du trapèze au haut de la tour.
Le peuple n’y comprit rien et resta froid. De rares applaudissements éclatèrent, quand il cessa, firent une minute leur bruit de battoirs au bord de l’eau.
De nouveau, après un intervalle, le bourdon sonna ses trois coups d’angélus. Le second concurrent s’entendit. Il semblait posséder davantage le maniement de l’instrument, mais il essouffla vite les cloches à vouloir leur faire rendre les rugissements de La Marseillaise ou les bibliques mélopées du God save the Queen… Ici encore l’effet fut médiocre ; et le peuple, déçu, commençait à croire qu’on ne remplacerait jamais le vieux Bavon De Vos qui, tant d’années, avait fait sonner le carillon comme il convient.
L’épreuve suivante fut plus pénible. Le concurrent eut la malencontreuse idée de jouer des refrains d’opérettes et de cafés-concerts, d’un mouvement saccadé et preste. Les cloches sautaient, criaient, riaient comme chatouillées, trébuchaient, avaient l’air un peu ivres et folles. On aurait dit qu’elles relevaient leurs jupes de bronze, se déhanchaient en un cancan cynique. Le peuple fut d’abord surpris, puis se fâcha de ce qu’on faisait faire et dire à ses bonnes cloches séculaires. Il eut l’impression d’un sacrilège. Des huées montèrent vers la tour, en belles rafales…
Deux concurrents encore inscrits furent pris de peur alors, et renoncèrent. Le concours décidément avortait. Faudrait-il ajourner la nomination du nouveau carillonneur ? Auparavant, le héraut d’armes fut chargé de comparaître à nouveau et de demander s’il n’y avait plus personne qui désirât concourir.
Dès l’annonce faite, on entendit un cri, tandis qu’un geste s’ébauchait aux premiers rangs de la foule massée devant les Halles… Un instant après, la vieille porte faisait grincer ses gonds : un homme entra.
La foule frémit, s’inquiéta, colporta le bruit d’on ne sait quoi. Personne ne savait quelque chose. Qu’allait-il se passer ? Est-ce que le concours était fini ? On n’allait pas, sans doute, nommer un seul des concurrents entendus. Est-ce qu’un nouveau, par hasard, surgirait ? Chacun s’informait, se haussait, bousculait des voisins, regardait vers la fenêtre à balcon et les plates-formes du beffroi où on ne savait si c’étaient des silhouettes humaines ou des corbeaux qui se déplaçaient.
Bientôt le bourdon sonna encore une fois ses trois coups d’angélus, signe prémonitoire, salve traditionnelle, qui annonçait un nouveau carillonneur.
D’avoir attendu et désespéré, la foule écouta mieux, surtout que les cloches, cette fois, tintant doux, demandaient plus de silence. Cela préluda en sourdine, quelque chose de fondu où on ne distinguait plus des cloches alternant ou se mêlant, mais un concert de bronze unifié, comme très lointain et très âgé. Musique en rêve ! Elle ne venait pas de la tour, mais de bien plus loin, du fond du ciel et du fond des temps. Ce carillonneur-ci avait eu l’idée de jouer des noëls anciens, noëls flamands nés dans la race et qui sont des miroirs où elle se reconnaît. C’était très grave et un peu triste, comme tout ce qui a traversé des siècles.
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