C’était très vieux, et pourtant compris des enfants. C’était très reculé, très vague, comme se passant aux confins du silence, et pourtant recueilli par chacun, descendu dans chacun. Les yeux de beaucoup se brouillèrent, sans qu’on sût si c’était de leurs larmes ou de ces gouttes de son, fines et grises, qui y entraient…
Le peuple entier tressaillit. Taciturne et réfléchi, il avait senti se dérouler dans l’air la trame obscure de son songe et l’aima de rester informulé.
Quand la série des vieux noëls cessa, la foule resta un moment en silence, comme si elle avait reconduit en pensée, dans l’Éternité, les bonnes aïeules que furent les cloches cette fois, venues leur chanter des histoires du passé et des contes embrouillés que chacun peut achever à sa guise…
Puis il y eut un départ de cris, une détente d’émotion, des ramifications de joie qui s’élancèrent, gagnèrent les étages, grimpèrent à la tour comme un lierre noir, vinrent assaillir le nouveau carillonneur.
Celui-ci s’était improvisé concurrent, par hasard, à la dernière minute. Navré de la médiocrité du concours, il monta tout à coup au beffroi, dans la chambre de verre, où il avait parfois visité son ami, le vieux Bavon De Vos. Est-ce lui maintenant qui allait le remplacer ?
Que faire ? Il s’agissait d’exécuter un second morceau. Les noëls, ç’avaient été les petites vieilles des chemins de l’histoire, les béguines à genoux au bord de l’air. Avec elles, le peuple qui attendait là-bas, tout en bas, s’en était retourné aux meilleurs temps de sa gloire, au cimetière de son passé… Il était prêt maintenant à l’héroïsme.
L’homme s’épongea le front, s’assit devant le clavier, troublant comme des orgues d’église, avec des pédales pour les grandes cloches, tandis que les petites sont actionnées par des tiges de fer montant des touches – sorte de métier à tisser de la musique !
Le carillon recommença à tinter. On entendit le chant du Lion de Flandre, un vieux chant populaire su par tous, anonyme comme la tour elle-même, comme tout ce qui résume une race. Les cloches séculaires rajeunirent, proclamèrent la vaillance et l’immortalité de la Flandre. C’était vraiment l’appel d’un lion dont la gueule, comme celui de l’Écriture, serait toute pleine d’abeilles. Jadis un lion de pierre héraldique surmontait le beffroi. Il sembla qu’il allait revenir avec ce chant aussi vieux que lui, et sortir du beffroi, comme d’un antre. Sur la Grande Place, dans le couchant qui enfiévrait ses derniers feux, le lion en or de l’hôtel de Bouchoute parut étinceler, vivre ; tandis qu’en face les lions de pierre de l’Hôtel provincial agrandirent leur ombre sur la foule. Flandre au lion ! C’était le cri de gloire des gildes et des corporations triomphantes. On le croyait décidément enfoui aux coffres bardés de fer où se conservaient les chartes et privilèges des anciens princes, dans une des salles de la tour… Et maintenant le chant ressuscitait : Flandre au lion ! un chant rythmique comme un peuple qui marche, scandé en mélopée, guerrier et humain à la fois, tel un visage dans une armure…
La foule écouta, haletante. On ne savait même plus si c’était le carillon qui tintait, et par quel miracle les quarante-neuf cloches du beffroi ne faisaient plus qu’un – chant d’un peuple unanime, où les clochettes argentines, les lourdes cloches oscillantes, les antiques bourdons, apparurent vraiment des enfants, des femmes en mantes, des soldats héroïques, s’en revenant vers la ville qu’on croyait morte. La foule ne s’y trompa point ; et, comme si elle voulait aller au-devant de ce cortège du passé, que le chant incarnait, elle entonna à son tour le noble hymne. Ce fut une contagion sur la Grande Place entière. Chaque bouche chanta. Le chant des hommes alla dans l’air à la rencontre du chant des cloches ; et l’âme de la Flandre plana, comme le soleil entre le ciel et la mer.
Une ivresse d’épopée avait soulevé un moment cette foule taciturne, habituée au silence, résignée à la désuétude de la ville, des canaux inertes, des rues grises, et qui dès longtemps goûtait la mélancolique douceur du renoncement. Pourtant un vieil héroïsme sommeillait dans la race, des étincelles habitaient l’inertie des pierres. Soudain le sang, dans toutes les veines, avait couru plus vite. L’enthousiasme éclata, instantané, universel, vibrant et fou, dès que la musique cessa. Cris, clameurs, mains levées, gestes chavirant au-dessus des têtes, appels, hourvari… Oh ! le merveilleux carillonneur ! Ç’avait été le héros providentiel des romans de chevalerie, arrivé le dernier sous une armure impénétrable, et qui est vainqueur du tournoi. Qui était-il, cet homme inattendu, qui avait surgi à la dernière minute, quand on croyait déjà le concours sans résultat, après la médiocre épreuve des premiers carillonneurs ? Quelques-uns seulement, les plus voisins de la tour, avaient pu l’apercevoir quand il s’engouffra sous la porte… Aucun ne le connaissait et n’avait transmis son identité.
Voici que le héraut d’armes, vêtu de pourpre, reparut à la fenêtre à balcon et, dans son porte-voix sonore, il cria : « Joris Borluut ! » C’était le nom du vainqueur.
Joris Borluut… Le nom tomba, dégringola de la tour sur les premiers rangs des assistants, puis ricocha, vola, s’envola, propagé de proche en proche, de vague en vague, comme une mouette sur la mer.
Quelques minutes après, la porte du bâtiment des Halles s’ouvrit large… C’était le héraut rouge, précédant l’homme dont le nom naissait à ce moment sur chaque bouche. Le héraut écarta la foule, fraya un passage pour conduire le carillonneur victorieux jusqu’à l’escalier du Palais où se tenaient les autorités de la ville qui lui donneraient l’investiture.
Tous reculèrent comme devant quelqu’un de plus grand qu’eux, comme devant l’évêque quand il porte, dans la procession, la relique du Saint-Sang.
Joris Borluut ! Et le nom continuait de voler sur la Grande Place, rebondissant, cogné aux façades, lancé aux fenêtres et jusque sur les pignons, répercuté à l’infini, déjà familier à tous comme s’il s’était écrit de lui-même dans l’air nu.
Cependant le vainqueur, arrivé sur le palier de l’escalier gothique, fut complimenté par le gouverneur, les échevins qui, ratifiant l’unanimité populaire, venaient de signer devant lui sa nomination à l’emploi de carillonneur de la ville. Puis ils lui remirent, comme prix de sa victoire et signe de sa charge, une clé ornementée de ferronnerie et de lourdes arabesques en cuivre, une clé solennelle comme une crosse. C’était la clé du beffroi où désormais il aurait le privilège d’entrer à sa guise comme s’il y habitait ou qu’il en fût le maître.
Or, le vainqueur, en recevant ce pittoresque don, pris soudain de la mélancolie qui suit toute fête, se sentit seul et inquiet d’on ne sait quoi. Ce fut comme s’il venait de prendre en main la clé de son tombeau.
II
Le soir du concours, Borluut alla, vers neuf heures, chez le vieil antiquaire Van Hulle, son ami, comme il en avait l’habitude chaque lundi.
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