Il lui sembla plutôt qu’il descendait, qu’il cheminait au long d’un escalier souterrain, dans une mine profonde, très loin du jour, parmi des paysages immobiles de houille, et qu’il allait aboutir à une eau…

Borluut, alors, s’arrêta, un peu interloqué par ces fantasmagories de l’obscurité. Mais son ascension sembla continuer. Malgré ses jambes au repos, on aurait dit que l’escalier ondulait, le portait plus loin, et que c’étaient les marches maintenant qui montaient une à une sous ses pieds.

D’abord nul bruit, sauf son propre écho de passant de la tour… À peine, parfois, le dépliement dans le vide d’une chauve-souris, que le pas insolite dérange, et qui frissonne dans ses ailes de velours mou. Mais, vite, tout redevenait muet, autant qu’une tour puisse être jamais muette, assoupir ce vague frémissement, cet éboulement d’on ne sait quoi dans le sablier de l’Éternité qu’elle est, où roule grain à grain la poussière des siècles.

Aux différents étages, Borluut rencontra des salles désertes, nues ; on aurait dit les greniers du silence.

Il montait toujours ; à présent l’escalier s’éclairait ; par des baies, les plates-formes crénelées, l’architecture ajourée, une lumière blanche et vierge arrivait, coulait sur les marches, déferlait en écumes, les soufrait d’un subit éclair.

Borluut se sentit une joie d’armistice, de convalescence, de liberté, après ces cachots et ces limbes. Il se retrouvait lui-même. Il avait cessé d’être identifié avec la nuit, incorporé par elle. Il se voyait enfin. Il éprouva une ivresse d’être, de marcher. Un vent vif, soudain, lui courut sur la peau. À cause du brusque afflux de clarté, il eut la sensation d’un clair de lune sur son visage. Maintenant, il ascensionnait plus vite, comme dans un air subtil où l’effort était plus aisé, la respiration plus souple. Il aurait voulu courir sur l’escalier de pierre… Une fièvre de monter l’avait saisi… On parle souvent de l’attirance du gouffre. Il y a aussi le gouffre d’en haut… Borluut montait encore ; il aurait aimé monter toujours, songeant avec mélancolie que sans doute l’escalier allait finir et que, au bout, au bord de l’air, il aurait encore la nostalgie de continuer plus loin, plus haut.

En ce moment une vaste rumeur affluait, enfilait l’étroit escalier. C’était le vent, toujours gémissant, qui sans cesse montait, descendait les marches. Douleur du vent qui se plaint de la même voix dans les arbres, dans les voiles, dans les tours ! Douleur du vent qui résume toutes les autres ! On retrouve, dans ses cris aigus, ceux des enfants ; dans ses lamentations, le chagrin des femmes ; dans sa fureur, le rauque sanglot de l’homme, qui rebondit et se brise. Le vent, qu’entendait Borluut, demeurait, certes, encore un total ressouvenir de la terre, quoique si vague déjà. Ce n’étaient plus ici qu’un mirage de plaintes, des voix pâlies, des échos de tristesses trop humaines et qui avaient honte. Le vent venait d’en bas ; il n’était si affligé que pour avoir passé dans la ville ; or, les peines qu’il y avait recueillies et qui, là, gémissaient toutes vives, arrivées avec lui à la hauteur de la tour, commençaient à se dissoudre, à se transmuer de douleur en mélancolie et de larmes en pluie…

Borluut songea que c’était bien le symbole de la vie nouvelle où il entrait, cette vie de vigie et de sommet, confusément désirée, conquise par hasard ; et que, pour lui aussi, chaque fois qu’il monterait au beffroi, désormais, les ennuis se fondraient dans son âme, comme les plaintes se fondent dans le vent.

Il montait toujours. Ça et là, s’ouvraient des portes, laissant voir des chambres immenses, des dortoirs aux lourdes solives, où dormaient des cloches. Borluut s’en approcha, dans un vague émoi ; elles ne reposaient pas tout à fait, pas plus que ne reposent complètement les vierges. Des rêves traversaient leur sommeil. On aurait dit qu’elles allaient bouger, s’étirer, vagir comme des somnambules. Rumeur incessante parmi les cloches ! Bruit qui persiste, comme celui de la mer dans les coquillages ! Jamais elles ne se vident toutes. Son qui perle comme une sueur ! Brume de musique à ras du bronze…

Plus loin, plus haut, partout, apparaissaient de nouvelles cloches, alignées, l’air agenouillées, en robes pareilles, vivant dans la tour comme dans un couvent. Il y en avait de grandes, de fluettes, de vieilles au costume fané, de jeunes qui étaient des novices et avaient remplacé quelque ancienne, tous les aspects d’une humanité cloîtrée qui demeure variable sous l’uniformité de la règle. Couvent de cloches, où la plupart, cependant, étaient celles encore de la fondation. C’est en 1743 que ce nouveau carillon de quarante-neuf cloches, remplaçant celui de 1299, avait été fondu par Jacques du Méry et installé dans le beffroi. Mais Borluut se prit à croire que plusieurs cloches originelles avaient survécu, s’étaient mêlées aux nouvelles. En tout cas, le même bronze avait dû servir pour la refonte, et ainsi c’était toujours le vieux métal du XIIIe siècle qui continuait son concert anonyme.

Borluut déjà se familiarisait. Il alla voir de près toutes ces bonnes cloches qui allaient vivre sous son obédience ; il voulut les connaître.