Sa beauté est dans le silence ; et sa gloire, de ne plus appartenir qu’à un peu de prêtres et de pauvres, c’est-à-dire à ceux qui sont le plus purs, puisqu’ils ont renoncé. Sa meilleure destinée consiste à être quelque chose qui se survit.

– Non, riposta Farazyn, il vaudrait mieux lui rendre la vie ; il n’y a que la vie qui vaille ; il faut toujours vouloir la vie et aimer la vie !

Borluut reprit, d’une voix d’apôtre :

– Ne peut-on pas aimer aussi la mort, aimer la douleur ? La beauté de la douleur est supérieure à la beauté de la vie. C’est la beauté de Bruges. Grande gloire finie ! Dernier sourire immobile ! Tout s’est recueilli alentour : les eaux sont inertes, les maisons sont closes, les cloches chuchotent dans la brume. Voilà le secret de son charme. Pourquoi vouloir qu’elle redevienne comme les autres ? Elle est unique. On marche dans elle comme dans un souvenir…

Tous se turent. Il se faisait tard ; l’évocation émue de Borluut avait touché les âmes. Sa voix venait d’être la cloche qui sonne un accomplissement irréparable. Et, maintenant, dans la chambre, il en survivait comme un sillage, l’écho d’un son qui chemine et ne veut pas cesser. Il semblait que la ville, pour avoir été évoquée, avait fait entrer tout son silence en eux. Même Barbe et Godelieve, se levant pour remplir une dernière fois, de bière blonde, les pintes vides, n’osaient plus faire de bruit, embrumaient leurs pas.

Chacun regagna pensif sa demeure, heureux de la soirée où ils communièrent ensemble, en un même amour de Bruges. Ils avaient parlé de la ville comme d’une religion.

III

Le surlendemain, dans la matinée, Borluut s’achemina vers le beffroi. C’était les dimanche, mercredi et samedi, en effet, ainsi que les jours de fête, qu’il lui faudrait dorénavant faire entendre le carillon, de onze heures à midi.

Tout en approchant de la tour, il songeait : s’en aller au-dessus de la vie ! N’était-ce pas ce qu’il pourrait faire à présent, ce qu’il ferait dès aujourd’hui en montant là-haut ? Confusément, il avait rêvé depuis longtemps cette vie de vigie, cette solitaire ivresse de gardien de phare, depuis le temps où il allait voir dans la tour le vieux Bavon De Vos. Aussi est-ce pour cela, au fond, qu’il eut tant de hâte à se présenter au concours de carillonneurs. Il se l’avouait maintenant à lui-même : ce ne fut pas uniquement par délicatesse d’art, par tendresse pour la ville et afin d’empêcher que sa beauté de silence et de déréliction fût contaminée par une musique sacrilège. Il avait entrevu aussi, et tout de suite, l’enchantement de posséder, pour ainsi dire à soi, le haut beffroi, d’y pouvoir ascensionner à sa guise, dominer la vie et les hommes, vivre comme au seuil de l’Infini.

Au-dessus de la vie ! Il se répétait la phrase mystérieuse, la phrase fluide qui semblait aussi s’élancer, tenir droite sur elle-même, symboliser par ses syllabes superposées les marches d’un escalier obscur qui s’accumule et troue l’air… Au-dessus de la vie ! À égale distance de Dieu et de la terre… Vivre déjà d’éternité tout en restant humain, pour vibrer, sentir et jouir par ses sens, par sa chair, par ses souvenirs, par l’amour, le désir, l’orgueil, le rêve. La vie, tant de choses tristes, méchantes, impures ; au-dessus, c’est-à-dire un envolement, un trépied, un reposoir magique dans l’air, où tout le mal fondrait, mourrait, comme dans une atmosphère trop pure.

Donc, il allait séjourner ainsi, au bord du ciel, pasteur des cloches ; il allait vivre comme les oiseaux, si loin de la ville et des hommes, de plain-pied avec les nuées…

Quand il eut traversé la cour des Halles, il arriva à la porte des bâtiments intérieurs. La clé qu’on lui avait remise arracha un cri de fer à la serrure, comme si on la forçait avec un glaive et qu’on la blessait. La porte s’était ouverte ; elle se ferma d’elle-même ; on aurait dit qu’elle était habituée au geste invisible des ombres. Aussitôt tout redevint ténébreux, muet, et Borluut commença de monter.

D’abord ses pieds trébuchèrent ; des marches manquèrent sous ses pas, quelques-unes étant irrégulières, entamées comme la margelle d’un puits. Combien de générations avaient coulé là, aussi inlassables que l’eau, et quel piétinement de siècles pour aboutir à cette usure ! L’escalier de pierre tournait en courbes brèves, tortueux, repliant sans cesse sur lui-même ses nœuds de serpent, de maigre vigne. Il montait à l’assaut de la tour comme à l’assaut d’un mur. De temps en temps, une meurtrière, une fente dans la maçonnerie, d’où tombe un jour livide, une fine estafilade qui défigure l’ombre. D’être partielles, les ténèbres déforment tout : on dirait que la muraille bouge, agite des suaires ; une ombre au plafond est une bête accroupie et qui va s’élancer…

La spirale de l’escalier soudain se resserre, tournoie en ruisseau qui se tarit… Pourra-t-on encore passer là-haut, ou va-t-on s’écraser aux parois ? L’obscurité tout à coup augmentait. Borluut avait déjà gravi plus de cent marches, croyait-il. Mais il n’avait pas songé à compter. Maintenant son pas s’était réglé, allait dans un mouvement rythmique, instinctivement raccourci à la mesure des degrés de pierre. Mais à cause de cet enfoncement dans d’opaques ténèbres, un quiproquo de sensations naissait : Borluut ne sut plus dans quel sens il marchait, si c’était en avant ou à reculons, s’il montait ou s’il descendait. En vain, ne se voyant pas, il cherchait à préciser la direction de ses pas.