Philippe Bassard, par exemple. Le banquier Jacques Rizzi avait obtempéré aussi, mais s’était affolé. Il mourut un mois plus tard, de mort naturelle, souffrant d’une maladie de cœur. Quant au grand avocat Benson, il méprisa les menaces et fut trouvé assassiné dans son wagon salon.
Derrick Yale, un détective privé aux dons presque divinatoires, put trouver la piste de l’assassin : un Noir qui avait sauté sur le marchepied du wagon et avait tué Mr Benson d’un coup de revolver par la portière ; le Noir avoua et fut pendu, mais sans révéler le nom de celui qui lui avait commandé le crime. La police pouvait bien mépriser les facultés de psychométrie dont se vantait Yale, le résultat était là…
La mise hors d’état de nuire de l’assassin n’empêcha nullement qu’après la mort tragique de Benson, de nombreuses personnalités riches payèrent de grosses sommes au Cercle Rouge sans même avertir la police.
Alors qu’on commençait à ne plus entendre parler de cette fameuse organisation de chantage, Mr James Beardmore reçut un matin à son petit déjeuner une enveloppe carrée dont il sortit une carte qui portait un large cercle rouge…
– Je crois que tu t’intéresses à ce mystère, dit-il à son fils assis en face de lui. Tiens, regarde cela.
Jack Beardmore examina le message en fronçant légèrement du sourcil. C’était une carte de correspondance ordinaire : un grand cercle rouge, apparemment apposé au moyen d’un timbre en caoutchouc, en effleurait les bords des quatre côtés. À l’intérieur du cercle était écrit en caractères d’imprimerie :
« Une centaine de milliers de livres ne représente qu’une faible partie de votre fortune. Vous verserez cette somme en billets de banque à un messager que j’enverrai en réponse à une annonce de la Tribune, que vous ferez paraître d’ici vingt-quatre heures et qui indiquera l’heure qui vous conviendra. C’est notre dernier avertissement. »
Il n’y avait pas de signature. L’enveloppe ne portait pas d’adresse.
– Eh bien ! qu’en dis-tu ?
Le vieux James Beardmore regarda son fils par-dessus ses lunettes.
– Le Cercle Rouge ! s’exclama Jack.
– Oui, le Cercle Rouge, fit James Beardmore en éclatant de rire à la vue de la consternation peinte sur le visage de son fils. Et c’est la quatrième missive que je reçois !
– Quatre ! Ciel ! Est-ce pour cela que Yale est ici ?
– En grande partie pour cela, oui.
– Naturellement, reprit le jeune homme, je savais bien que c’était un détective, mais je ne soupçonnais pas…
– Bah ! Ne t’inquiète pas pour ce cercle infernal, interrompit un peu impatiemment son père. Je n’éprouve aucune appréhension. Froyant vit dans la terreur de ces maîtres-chanteurs. Je ne suis pas, quant à moi, étonné par notre situation : nous nous sommes fait beaucoup d’ennemis dans le temps.
James Beardmore – les traits durs, la face ridée, la courte barbiche grise – eût pu passer pour le grand-père du jeune homme de belle mine qui déjeunait en face de lui. Il avait édifié une immense fortune, mais ses débuts avaient été particulièrement durs. L’homme qui avait failli mourir de soif dans les déserts du Kalahari, en prospectant d’illusoires mines diamantifères, qui avait eu les membres gelés en cherchant l’or du Klondike, avait couru trop de dangers réels pour se laisser importuner par une bande d’aigrefins comme celle du Cercle Rouge. Pour le moment, d’ailleurs, un autre danger le préoccupait, non pour lui-même mais pour son fils.
– J’ai grande confiance en ton bon sens, dit-il, et j’espère bien que tu ne prendras pas en mauvaise part ce que je vais te dire. Je ne me suis jamais permis d’intervenir dans tes distractions ou le choix de tes fréquentations… Mais crois-tu bien sage, à l’heure actuelle…
Jack avait compris.
– Tu veux parler de miss Drummond ?
Le vieillard fit un signe affirmatif.
– Elle est secrétaire de Froyant, commença le jeune homme.
– Je sais, et je ne la méprise pas pour cela ; mais il faut bien constater, Jack, que nous ne savons absolument rien d’elle ; ni de sa famille. Rien…
Jack roula sa serviette d’un geste résolu. Il avait rougi et les muscles de son menton se contractaient accusant un caractère volontaire qui plaisait fort à son père.
– Nous sommes simplement de bons amis, déclara Jack. Je ne lui fais pas la cour, car je crois que ce serait détruire notre amitié.
Le père parut satisfait. Il avait dit tout ce qu’il croyait nécessaire, et il prit dans son courrier une grande enveloppe chargée de timbres français. L’ayant ouverte, le vieillard en sortit une volumineuse correspondance ainsi qu’une autre enveloppe plus petite, pourvue de grands cachets de cire. Il en lut la suscription et fit la grimace.
– Oh ! oh ! fit-il.
Il reposa l’enveloppe sans la décacheter. Il examina le reste de son courrier, puis, relevant la tête, dit à son fils :
– Vois-tu, ne te fie à personne au monde, homme ou femme, avant de connaître tout le mal dont il est capable. Je dois recevoir aujourd’hui un homme qui fait partie de la plus respectable société et qui a un passé plus noir que charbon… Pourtant je vais faire affaire avec lui… Je sais jusqu’où il peut aller…
Jack se mit à rire et allait répondre lorsque leur hôte entra.
– Bonjour, Yale ! dit le vieux Beardmore. Avez-vous bien dormi ? Sonne pour le café, Jack !
Le séjour de Derrick Yale causait le plus vif plaisir au jeune Jack qui était à l’âge où l’on adore le mystère et les aventures romanesques. En outre, Yale n’était pas un détective ordinaire, étant doué de facultés surnaturelles… ou qui paraissaient telles ! Sa physionomie grave d’esthète délicat, ses beaux yeux profonds, ses manières charmantes et distinguées, les gestes familiers de ses longues mains blanches ne laissaient pas que d’impressionner très favorablement les esprits ardents et chimériques.
– Je ne dors jamais, dit jovialement le détective en dépliant sa serviette.
Il retint un moment le rond d’argent entre ses doigts en le considérant attentivement.
– Que voyez-vous d’extraordinaire à ce rond de serviette ? demanda James Beardmore amusé.
– La personne qui a manié cet objet en dernier lieu, répondit Yale, a reçu de mauvaises nouvelles : elle a des parents ou amis très malades.
– Bravo ! C’est exact. Jane, la domestique qui a préparé la table, a reçu ce matin avis que sa mère était mourante.
Jack ne cacha pas son admiration :
– Mais comment avez-vous pu deviner cela au seul aspect d’un rond de serviette ?
Yale secoua la tête.
– Je ne cherche pas à comprendre, répondit-il ; tout ce que je sais est qu’au moment où j’ai touché le rond, j’ai eu une sensation de poignante tristesse.
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