C’est curieux, n’est-ce pas ? Tout ce que j’ai dit d’autre doit être déduction inconsciente… Mais quelles sont les nouvelles, ce matin, Mr Beardmore ?

Pour toute réponse, le vieillard lui tendit la carte au cercle rouge.

Yale lut l’inscription et parut soupeser la carte sur sa main ouverte.

– Cette lettre, dit-il, a été apportée par un marin… qui a fait de la prison et a perdu récemment beaucoup d’argent.

James Beardmore se mit à rire.

– Argent que je ne suis certes pas disposé à lui faire retrouver, dit-il en se levant de table. Prenez-vous cela au sérieux ?

– Tout à fait au sérieux, répondit tranquillement Yale, au point de vous conseiller de ne pas sortir de chez vous sans moi. Le Cercle Rouge, poursuivit-il en arrêtant d’un de ses gestes familiers le mouvement de protestation du vieux Beardmore, a sans doute des façons de procéder un peu mélodramatiques, mais ce ne serait pas une consolation pour vos héritiers d’apprendre que vous êtes mort comme un héros de théâtre.

Le vieillard ne répondit pas ; son fils le regarda avec anxiété et proposa :

– Pourquoi ne pas aller quelque temps à l’étranger ?

– Aller à l’étranger pour fuir une misérable petite bande rouge ? Allons donc ! s’écria Mr Beardmore. J’aurai plus tôt fait de les envoyer…

Il n’indiqua pas de destination précise à ces criminels, mais on pouvait facilement la deviner.

3

UNE JEUNE FILLE INDIFFÉRENTE

Jack Beardmore était fort préoccupé ce matin-là en sortant de chez lui. Ses pas le portaient presque inconsciemment à travers les prés vers le vallon situé à deux kilomètres de sa maison de campagne et où une épaisse haie séparait les propriétés des Beardmore et des Froyant. La matinée était radieuse. L’orage de la nuit précédente avait ravivé les teintes délicates des prairies et des bois et le monde tout entier baignait dans une jeune lumière dorée. Au loin, au-delà des bois qui couronnaient les hauteurs de Penton Hill, Jack apercevait la grande villa blanche de Harvey Froyant, et il se demandait si Celle qu’il attendait aurait eu le courage de traverser les prairies humides et de s’aventurer si loin.

Il s’arrêta sous un grand ormeau au fond du vallon et jeta des regards inquiets sur la haie mitoyenne ; puis ses yeux se portèrent sur le petit pavillon que les anciens propriétaires de Tower House avaient fait construire à la limite de leur propriété, et il songea que l’actuel Harvey Froyant, qui détestait la solitude, n’aurait jamais commis pareille extravagance.

Personne en vue ! Il longea la haie avant d’emprunter une brèche qu’il avait faite peu de jours auparavant… La jeune fille assise sur le seuil du pavillon aurait pu entendre de là son soupir de soulagement.

En apercevant Jack, elle regarda tout autour d’elle et se leva comme à regret.

Elle était remarquablement jolie, avec son fin visage que le soleil rosissait sous l’ombre légère du chapeau de paille.

– Bonjour, Sir, dit-elle froidement.

– Bonjour, Thalia… osa-t-il répondre.

Elle fronça du sourcil.

– Je ne vous le permets pas, dit-elle sérieusement.

Cette froideur étonnait et attristait le jeune homme. Il savait qu’elle était toute vivacité et enjouement ; il l’avait vue poursuivre un lièvre et le spectacle de cette Diane rieuse et légère bondissant à travers les champs avait été un pur délice. Une autre fois il l’avait entendue chanter : tant de gaieté et d’ardeur dans sa voix lui avaient semblé contenir tout l’enchantement de la vie…

– Pourquoi, hasarda-t-il, êtes-vous toujours si dure avec moi ?

Il y eut un semblant de sourire au coin de ses lèvres.

– Parce que, répondit-elle solennellement, j’ai lu beaucoup de livres, et je sais que les pauvres petites dactylographes qui ne sont pas assez dures avec les fils de millionnaires courent à leur perte.

Son ton net et tranchant déconcertait…

– D’ailleurs, continua-t-elle, il n’y a pas de raison pour que je sois tendre. On n’est tendre, d’habitude, qu’avec les gens qu’on aime beaucoup, et je ne vous aime guère…

Elle parlait si délibérément que Jack rougit violemment comme sous une forte insulte. Il s’en voulait terriblement d’avoir provoqué cette déclaration de principe.

– Je vais vous dire quelque chose, Mr Beardmore, poursuivit-elle encore, quelque chose dont vous ne vous êtes jamais rendu compte : lorsqu’un jeune homme et une jeune fille sont jetés tous deux seuls et ensemble sur une île déserte, il est tout naturel que le jeune homme en arrive vite à penser que la jeune fille est unique au monde. Tous ses rêves se concentrent sur un seul objet et plus le temps passe, plus elle lui paraît réunir en elle toutes les perfections du monde. J’ai lu beaucoup de romans, vu beaucoup de films où cette situation est longuement décrite, et je crois bien que les choses se passent ainsi. Eh bien, Mr Beardmore, vous êtes ici en quelque sorte dans une île déserte… Vous demeurez trop longtemps à la campagne où vous n’avez l’occasion de voir que des lapins, des oiseaux et Thalia Drummond. Il vous faudrait retourner en ville où vous fréquenterez des gens de votre classe.

Elle se retourna et fit un pas en arrière en apercevant Mr Froyant à proximité.

– Je vous croyais occupée à vérifier les comptes, lui dit le nouvel arrivant d’une voix dure.

C’était un homme maigre, d’une cinquantaine d’années, pâle, aux traits aigus, très chauve. Il avait la déplaisante habitude de retrousser les lèvres sur ses longues dents jaunes toutes les fois qu’il venait de poser une question, comme s’il s’attendait à ce qu’on lui répondît évasivement.

– Bonjour, Jack ! lança-t-il au jeune Beardmore. (Puis, se retournant vers sa secrétaire :) Je n’aime guère ces façons de perdre votre temps.

– Je n’ai nullement perdu mon temps, répondit-elle calmement. Je viens de terminer ces comptes ici.

Elle montra la serviette de cuir qu’elle portait sous le bras.

– Vous auriez bien pu faire ce travail à la bibliothèque ; il était tout à fait inutile de vous isoler ainsi.

Il se gratta le nez et regarda alternativement les deux jeunes gens.

– Cela suffit, reprit-il. Jack, je vais chez votre père. M’accompagnez-vous ?

Thalia avait déjà repris le chemin de la villa et Jack n’avait plus aucun prétexte à demeurer là.

– Je vous en prie, Jack, dit Mr Froyant au jeune homme dès qu’ils eurent fait quelques pas, ne faites pas perdre son temps à ma secrétaire… Vous n’avez pas idée de la quantité de travail qu’elle a… Et je suis sûr que votre père ne vous approuverait pas.

Jack avait bien envie de répondre vertement, mais il se contint. Il n’aimait guère Harvey Froyant, et à ce moment même il l’eût volontiers insulté pour son attitude tyrannique vis à vis de la jeune fille.

– Ces petites dactylos, reprit Mr Froyant en poursuivant sa route le long de la haie, ces petites dactylos…

Soudain il s’arrêta, s’immobilisa, resta bouche bée…

– Qui, diable, a bien pu faire cette brèche dans la haie ? s’écria-t-il enfin en désignant du bout de sa canne l’ouverture par où était passé le jeune homme.

– C’est moi ! fit Jack avec joie et colère tout ensemble. La haie est à nous, et par là on a un demi-mille de moins à faire… Venez, Mr Froyant.

Ce dernier ne dit rien et suivit le jeune homme à travers la brèche. De l’autre côté, ils remontèrent lentement la pente dans la direction du grand ormeau sous lequel Jack s’était arrêté quelques instants auparavant.

Mr Froyant continuait à garder obstinément le silence. Il en voulait certainement un peu au jeune homme et croyait sans doute qu’il détournait sa secrétaire de ses devoirs.

Ils arrivaient à l’arbre lorsque le vieillard se sentit tout à coup saisi par le bras : il se retourna et, suivant la direction des regards de Jack, poussa une exclamation de terreur : sur le tronc de l’ormeau un large cercle rouge était dessiné, et la couleur en était encore toute fraîche.

4

MR FÉLIX MARL

Jack Beardmore fouilla du regard les environs. La seule personne en vue était un homme qui, non loin de là, se dirigeait tranquillement vers la villa Beardmore. Il portait un petit sac à la main. Jack appela, et l’homme se retourna.

– Qui êtes-vous ? cria Jack en courant vers lui. Que faites-vous là ?

L’étranger se rapprocha à portée de voix. Il était grand et corpulent, mais le poids de son sac et la rapidité de sa marche l’avaient mis hors d’haleine.