Le cercle rouge

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Maurice Leblanc

LE CERCLE ROUGE

Le Journal, 78 épisodes
4 novembre 1916 au 20 janvier 1917
Première publication en volume, Lafitte, 1922

PROLOGUE

1.

 

– Et tu vois, vieux Jim, prononça le gardien, en frappant sur l’épaule de l’homme, on a repeint les murs de ta cellule. Si tu les esquintes de nouveau, gare à toi ! Hein ! plus d’inscriptions. Sinon…

L’homme ne bougeait pas, juché sur un escabeau. Le gardien le regarda un instant, et, d’une voix plus douce, où il y avait de la pitié :

– Allons, tu es plus calme. Cela t’a réussi, l’isolement. Ah ! coquin ! c’est que tu nous en as fait voir avec tes crises ! C’est-il fini ? Tant mieux. À bientôt, vieux Jim !

L’homme resta seul dans sa cellule, au milieu de la lumière indécise qui glissait de deux lucarnes taillées en sifflet dans l’épaisseur du mur, au milieu du silence sépulcral que troublaient parfois des hurlements lointains.

Jim paraissait cinquante ans. Ses cheveux gris tombaient sur son front en longues mèches. Sous le vêtement rayé que portent les prisonniers aux États-Unis, il était maigre, mais d’une carrure d’athlète. Sa face, d’une pâleur pierreuse, aux grands traits lourds, était figée dans une expression hagarde.

Jim se leva et s’approcha de la grille qui servait de porte à la cellule. Entre ses mains puissantes, il en saisit les barreaux, et, un moment, apathiquement distraits, ses regards errèrent dans l’ombre du couloir, où le gardien s’était éloigné. Puis il se mit à marcher de long en large dans la cellule étroite.

L’allure était à la fois pesante et élastique, comme celle d’un grand fauve. Et, tout à coup, il s’arrêta, ainsi que la bête s’arrête, sous le choc d’une sensation : désir qui s’éveille, instinct qui cherche à s’assouvir.

Ses yeux se fixèrent d’abord sur la muraille nue, à droite de la grille, et face aux lucarnes. Le plâtre en était recouvert d’une peinture brune, Presque noire, et toute neuve comme l’avait dit le gardien. Cela parut l’embarrasser. Ses doigts frémirent, impatients et crispés. Mais il y avait, dans l’encoignure, un petit placard d’angle où il rangeait son pain et sa cruche d’eau. Il l’ouvrit. À l’intérieur, la couche de plâtre était blanche, lisse et propre.

Alors Jim revint à son escabeau, qu’il empoigna et fit pirouetter. En dessous du siège, le bois s’était fendu. Il introduisit un de ses ongles dans cette fente et la suivit jusqu’à son extrémité. Quelque chose tomba, un morceau de mine de crayon, d’un rouge écarlate.

Tenant cette mine entre le pouce et l’index, il retourna vers le placard. Là, debout, le coude appuyé contre l’un des rayons, posément, avec une tension de tout l’être, qui durcissait son visage, il se mit à dessiner quelque chose sur le plâtre blanc.

Quand il eut fini, il recula un peu pour contempler son œuvre.

Il avait dessiné un cercle rouge.

Un cercle large environ comme un bracelet de femme, un cercle à peu près régulier dans son diamètre, mais inégal dans la ligne épaisse qui le formait, tantôt plus étroite et tantôt plus renflée ; un cercle de sang, eût-on dit. Jim le regarda longtemps, longtemps, avec des expressions diverses et rapides qui contractaient ses traits, expressions de fureur, de haine, de désespoir, de résignation farouche. Ses yeux s’emplissaient de ce rouge anneau insolite, de cette petite figure énigmatique qui semblait lui dire tant de choses terribles et douloureuses. Et, soudain, il parut souffrir à un tel point que, brusquement, il referma la porte du placard et s’en écarta.

Mais il n’avait pas fait quatre pas en arrière qu’il tressaillit, étouffant un cri de stupeur.

En face de lui, sur le mur, entre le placard et la grille, il y avait un cercle rouge.

Pas une seconde, il n’hésita et, si folle que fût l’idée qui assaillit son cerveau, il l’accepta aussitôt. Le cercle qu’il voyait, c’était celui-là même qu’il venait de dessiner.

En deux enjambées, il sauta jusqu’au placard : le premier cercle était là.

Mais alors, l’autre ?… l’autre qui jaillissait de la muraille nue ?

Il tourna la tête et regarda de côté, en tremblant, avec l’espérance de ne plus le voir et la certitude profonde de le voir encore.

Il le vit.

Il le vit. Ses regards s’y clouèrent ardemment. Le second cercle était l’image du premier… en même temps, il en différait… En quoi ?… En quoi ?… Même grandeur, même aspect, même éclat sanglant… et pourtant…

À pas sournois, Jim se glissa le long du mur, et, tout à coup, projeta sa main violemment.

Il le tenait ! Il l’avait écrasé comme on écrase une bête nuisible ! Il l’avait anéanti ! Quel soulagement !

Il écarta la main. Cette fois, il ne put retenir un cri rauque qui déchira sa gorge.

Le cercle rouge était plus loin, à trente centimètres de distance.

Et voilà que se produisit la chose du monde la plus effarante : le cercle rouge bougea de nouveau ! Il se mit à danser sur la muraille nue, allant et venant, disparaissant, reparaissant, bondissant.

Sous nos paupières closes, un point de lumière qui persiste danse ainsi souvent, s’enfle et diminue, devient un disque frissonnant, se transforme en un anneau de clarté, se multiplie, se divise en feux follets qui jouent dans le temple fermé de notre vision.