La solution d’un problème psychologique vaut plus pour moi que la solution d’un problème de science exacte. Il m’est difficile de résister à la tentation qui me saisit toujours de déchiffrer l’énigme que laisse derrière lui un malfaiteur habile. Du reste, n’est-ce pas pour moi indispensable que d’étudier le crime pour connaître le criminel ? Ce n’est pas dans les livres qu’on apprend la médecine, c’est à l’hôpital ; ce n’est pas dans un bureau fermé que se résout l’inconnue de la responsabilité ou de l’irresponsabilité d’un sujet. Mon laboratoire, c’est le grouillement de larves humaines qui s’agitent dans les bas-fonds de la grande ville, et j’analyse l’écume de la société, comme un chimiste analyse un corps composé d’éléments encore ignorés…

*

* *

Quand il eut terminé son rapport, le Dr Lamar revint à sa table de travail.

Onze heures venaient de sonner. Il avait dicté deux lettres et s’apprêtait à en commencer une troisième, quand la porte qui donnait dans le bureau des secrétaires s’ouvrit.

Un employé parut, apportant une lettre que Max Lamar ouvrit aussitôt.

En lisant, il tressaillit imperceptiblement. Une expression de vif intérêt passa sur son visage. Il posa la lettre devant lui et resta silencieux et pensif.

– Mademoiselle Hayes, dit-il enfin à sa sténographe il est probable que je ne viendrai pas ici ce tantôt, et pas demain non plus, peut-être.

« Je vais avoir beaucoup à faire pendant quelques jours, ajouta-t-il à demi-voix et comme se parlant à lui-même… et c’est une besogne qui en vaut la peine.

Enfoncé dans son fauteuil, il s’absorba dans ses réflexions.

– Oui, reprit-il après quelques minutes de silence, une besogne qui en vaut la peine… Vous ferez demander à l’administration le dossier de Jim Barden, mademoiselle Hayes… Je vais avoir sans doute à le compléter…

– Le dossier de Jim Barden ? Bien, monsieur, dit la sténographe, en prenant une note.

Elle leva les yeux sur son patron et ajouta :

– C’est un criminel, monsieur ?

– Voici ce qui vous renseignera, mademoiselle Hayes, dit Lamar en lui tendant la lettre qu’il venait de recevoir.

La jeune fille lut ce qui suit :

À Monsieur Max Lamar, médecin légiste

Mon cher Max,

Le fameux Jim Barden, que nous tenons emprisonné dans notre asile d’aliénés va, sur un rapport favorable du médecin-chef de l’hôpital, être remis en liberté.

Je m’empresse de vous en aviser, afin, que vous puissiez continuer l’active surveillance que vous avez toujours exercée sur lui. Bien cordialement à vous,

Randolph ALLEN,

chef de police

– Alors, Jim Barden est un fou ? demanda la sténographe.

– Vous voyez bien que non, puisque le médecin-chef lui signe son exeat, dit le Dr Lamar, avec un léger sourire.

Il eut un mouvement d’épaules et continua :

– Du reste, que Jim Barden soit fou ou non, c’est ce que je ne sais pas moi-même. Je sais seulement que c’est l’être le plus dangereux pour la société que je connaisse. Je l’étudié depuis plusieurs années. Trois fois, j’ai dû le faire enfermer dans un asile d’aliénés ; trois fois, après un temps plus ou moins long, il a été remis en liberté.

– Mais, pourquoi le relâche-t-on, s’il est fou ?

– On le relâche quand il n’est plus fou. Il ne l’est que par intermittence et jamais complètement. On pourrait dire plus exactement que, par périodes plus ou moins longues, il change d’âme. Autant que j’aie pu m’en rendre compte, il y a en Jim Barden deux hommes dissemblables.

« En lui, à des intervalles irréguliers, se dresse une impulsion irrésistible qui le pousse vers le mal et qui fait de lui un criminel déterminé, habile et redoutable. Alors, il ne connaît plus rien que la violence déchaînée de ses instincts féroces. En tout temps, d’ailleurs, c’est un homme taciturne, farouche, brutal et soupçonneux ; mais, dans les périodes de calme, il a, je crois, le remords des crimes qu’il a commis pendant qu’il est sous l’influence morbide. J’ai épié son sommeil et je l’ai vu parfois se tordre d’angoisse sous le poids de cauchemars affreux.

– Quel forfait a-t-il commis ? demanda la jeune fille, frissonnante.

– Je ne les connais pas tous, et ceux dont on le soupçonne n’ont jamais été prouvés, tant son habileté est grande. Mon ami Randolph Allen, le chef de police, qui vient de me prévenir est, comme moi, persuadé que Jim Barden est coupable de nombreux crimes, exécutés toujours avec autant d’adresse que d’audace.

– Et on le laisse faire ?

– La loi est la loi. Barden est couvert par son adresse diabolique, et c’est, je vous le répète, un malade autant qu’un coupable. Il est dominé par la fatalité de son hérédité, il porte sur lui la marque de son destin.

Mlle Hayes regarda avec surprise le Dr Lamar.

– La marque de son destin ? répéta-t-elle avec curiosité.

– Oui, Jim Barden est sous l’influence du Cercle rouge.

– Le Cercle rouge ? Qu’est-ce que cela, monsieur Lamar ? demanda, de plus en plus intriguée, la jeune fille. Est-ce que c’est un cercle d’anarchistes ? ajouta-t-elle à la réflexion.

Max Lamar secoua la tête.

– Non, c’est un phénomène physiologique mystérieux et frappant. Dans les moments où Jim devient un impulsif dominé par ses instincts criminels, où il est comme un fauve qui cherche une proie, sur le dos de sa main droite apparaît une marque. C’est d’abord une ombre rose, à peine visible, qui se précise rapidement, fonce de couleur, devient un stigmate circulaire, irrégulier, écarlate, comme une couronne de sang.

– Monsieur Lamar, d’où lui vient cela ? murmura avec un frémissement de terreur Mlle Hayes.

– Je ne sais pas. C’est une particularité physiologique analogue sans doute à ces nævus qu’on appelle vulgairement taches de vin, à ces signes violets ou bruns que beaucoup de personnes présentent.

– Mais cela n’est rouge que par moments, dites-vous ?… Comment est-ce possible ?…

– Vous m’en demandez trop, mademoiselle Hayes, je vous ai dit que c’était inexplicable. On peut remarquer pourtant que, chez toutes les créatures humaines, certaines émotions font rougir le visage. Eh bien, le visage de Jim Barden ne rougit jamais, quelle que soit la fureur qui l’agite, mais alors, sur sa main, paraît le Cercle rouge…

« Dans les bas-fonds où vit cet homme, cette particularité est bien connue et l’environne d’une sorte de terreur superstitieuse. On l’appelle Jim-Cercle-Rouge et on raconte – je ne sais si c’est une légende – que ce stigmate est héréditaire. On affirme que, dans le passé, de génération en génération, il y a toujours eu un membre de la famille Barden qui était un être moralement taré, extravagant, fou ou criminel, et qui portait, au dos de la main droite, cette même marque mystérieuse.

Le Dr Lamar fit une pause. Il alluma une cigarette, regarda un moment, pensivement, les tourbillons de fumée frisée qui s’envolaient de ses lèvres et continua :

– Jim Barden a un fils. C’est le type parfait de ce que les Français appellent un jeune apache, ce qui est montrer peu d’égards pour ces anciens et fiers guerriers de nos prairies.