Le souvenir d'Agénor Bâton se levait de nouveau en lui. Une clef de plus apparaissait dans l'aventure, la cinquième clef. Mais il se tut encore à ce sujet et prononça, en jetant un coup d'œil sur ses invités :

– Je vous demanderai à tous le silence jusqu'à nouvel ordre. Il est inutile de mêler le personnel à cette histoire.

– Mais vous porterez plainte ?

– En dernier ressort, oui. Seulement, qui sait si cette affaire ne peut pas être éclaircie en dehors de la justice ? C'est précisément parce qu'elle paraît inexplicable, à première vue, que nous pouvons espérer que l'explication sortira des faits eux-mêmes examinés avec un peu d'attention.

Christiane Debrioux dit tout bas à son mari :

– Est-ce que tu imagines quelque chose ?

– Non, dit-il. Mais Jean trouvera.

– Comme il est calme, lui si emporté d'ordinaire !

– Cinq cent mille francs… murmura Bernard, cela ne compte guère pour lui.

Vanol et Boisgenêt échangeaient aussi leurs réflexions, à voix basse, avec le couple Bresson. Vanol s'agitait comme d'ordinaire. Léonie était très frappée par l'accomplissement partiel de ses prédictions, et ne cachait pas ses craintes.

– La situation est grave, disait-elle. On doit, dans une certaine mesure, ajouter crédit à ces avertissements du destin…

– Et prendre toutes les précautions, ajouta Vanol de plus en plus inquiet.

Jean d'Orsacq continuait sa promenade. On voyait à sa figure contractée, à ses yeux fixes, tout l'effort de sa réflexion. On aurait pu penser que certains côtés du problème lui apparaissaient, et que, par moments, il entrevoyait l'ombre de la vérité, mais d'autres côtés lui demeuraient impénétrables, et il se heurtait, somme toute, à des obstacles et à des contradictions contre lesquels il ne pouvait rien. Il le dit d'ailleurs en résumant le travail de sa pensée :

– J'en arrive toujours au même point. Toute l'affaire est dominée par des impossibilités et des contradictions. N'est-il pas impossible, en effet, et absurde d'imaginer que quelqu'un au monde connaisse le chiffre de la serrure, puisque je ne l'ai révélé à personne ? Impossible et absurde que l'on ai cherché dans ce coffre des titres dont j'étais seul à connaître la présence ? C'est incroyable, avouez-le. Et puis cette clef, cette double clef dont j'ignorais l'existence…

Il retomba dans sa méditation et se remit à marcher. Mais Boisgenêt l'interpella :

– Dis donc, d'Orsacq, il y a bien souvent dans les mystères un petit détail que l'on n'aperçoit pas et qui suffirait à tout éclairer.

– Pourquoi me dis-tu cela ? fit d'Orsacq en s'arrêtant.

– Pourquoi ? Je pense que ta femme est peut-être au courant d'un de ces détails ignorés de toi.

Le comte haussa les épaules.

– Lucienne ? Je lui ai parlé avant le dîner du coffre-fort et de la stupidité de cet emplacement.

– Et qu'a-t-elle répondu ?

– Par les mêmes observations qui s'imposent à nous ; personne ne connaît le chiffre et il n'y a là-dedans que des paperasses.

– Tu ne lui avais donc rien dit à propos de ces titres ?

– Ma foi non.

– Tout de même… insista Boisgenêt.

– Tout de même, quoi ?

– Tu pourrais l'interroger.

– Évidemment.

Et le comte ajouta avec impatience :

– Seulement, elle a été se promener je ne sais où… Elle, toujours si craintive pour sa santé !

À son tour, Vanol demanda :

– Ne penses-tu pas, d'Orsacq, qu'il y ait corrélation entre cette absence et le vol ? et qu'on aura profité de ce que tout le monde était sorti, ou sur le perron du vestibule, pour s'introduire ici ?

– Mais non cria d'Orsacq, aucune corrélation ! Ce vol, c'est une chose particulière, et l'on a déjà perdu trop de temps à la discuter… Ce qu'il y a d'urgent, c'est de retrouver Lucienne.

– Cherchons-la tous, dit Christiane… Et sans tarder.

– Oui, dit-il, sans tarder. Car enfin, avec ce vent !…

On sentait qu'il faisait malgré lui toutes les suppositions et qu'il envisageait les pires conséquences d'une telle imprudence.

Sauf Vanol et Boisgenêt qui ne bougèrent pas de la bibliothèque, ils sortirent tous. Mais, comme ils descendaient le grand perron du vestibule, le jardinier Antoine, petit homme sec et basané, survint, conduit par Ravenot qui s'exclama tout essoufflé :

– Monsieur le comte, c'est Antoine. Il a bien rencontré Madame, il y a une petite heure.

– Parlez vite, Antoine. Où étiez-vous ?

– J'allais au village chercher du tabac, monsieur le comte était encore dehors, et j'ai aperçu madame la comtesse… J'ai reconnu la fourrure grise de Madame.

– Et de quel côté ?

– Du côté de la chute.

– Du côté de la chute ? s'écria d'Orsacq tout de suite alarmé.

– Madame la comtesse se dirigeait vers le petit pont qui passe au-dessus.

– Mais c'était de la dernière imprudence ! Ce pont est aux trois quarts pourri… et le plancher devait glisser avec la pluie…

– Il ne pleuvait pas encore ou très peu, affirma le jardinier.

– N'importe ! qu'on sonne la cloche ! Vite, Ravenot, sonnez la cloche.

D'Orsacq s'était élancé et parlait en courant. Antoine, qui se tenait à sa hauteur, répétait :

– Il ne pleuvait pas encore, monsieur le comte. Et puis le pont est plus solide qu'on ne croit.

– Mais non, Antoine, il y a quelques jours, vous vous êtes plaint, vous-même…

Le jardinier portait une lanterne. Dans la tempête un peu apaisée, la cloche tintait à toute volée, et, soudain, ce fut la grande lumière. Bresson avait tourné l'interrupteur qui commandait la douzaine de lampes disposées le long de la rivière.

– Mon Dieu ! Mon Dieu ! pourvu qu'il n'y ait pas eu d'accident, murmura Christiane.

– Mais non, répliqua son mari, Mme d'Orsacq a l'habitude…

– Mais pourquoi cette promenade ?

– C'est ce que je ne comprends pas, dit Bernard. Cela me paraît si peu vraisemblable !

L'arche du petit pont enjambait la rivière un peu après le pavillon du jardinier, à un endroit où elle formait une chute d'environ un mètre de hauteur. La lumière électrique ne parvenait qu'à peine jusque-là. On projeta la lueur des lanternes. Rien de suspect n'apparut. Sur le pont, aucune trace de glissement.

Le comte appela :

– Lucienne ! Lucienne !

Le jardinier se mit à galoper dans le bois. Les Bresson et les Debrioux suivirent les deux berges de la rivière, et tous ils se retrouvèrent au grand pont sans que leurs recherches eussent provoqué le moindre résultat.

Jean d'Orsacq, hors de lui, perdant tout sang-froid, déambulait et vociférait.